Dans mon dernier billet, j'ai montré que le partage des revenus au sein de la zone euro se faisait au détriment des salariés, d'où de nombreuses questions sur le pouvoir d'achat et la fiscalité. Mais aujourd'hui, nous allons nous intéresser à un totem politique en France, l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), qui est devenu un casus belli entre le gouvernement et les gilets jaunes.
Feu l'ISF, un impôt progressif sur le capitalL'idée d'un impôt sur le capital des plus riches remonte à Raymond Barre, qui en 1978 évoquait déjà la possibilité de taxer les grandes fortunes. Puis c'est le rapport Fabre, remis en 1979 au président de la République Valéry Giscard d'Estaing, qui proposera la création d'un tel impôt sur la fortune pour financer les mesures liées à l'emploi. Mais la concrétisation viendra avec l'élection de François Mitterrand à la magistrature suprême, et il reviendra à Pierre Mauroy, en sa qualité de Premier ministre, d'annoncer la création pour 1982 d'un Impôt sur les Grandes Fortunes (IGF).
Depuis, celui-ci est devenu un totem politique, ce que Jacques Chirac apprendra à ses dépens en cherchant à le supprimer en 1987, avant que François Mitterrand ne remporte l'élection présidentielle de 1988... en promettant notamment le rétablissement de l'IGF pour financer un minimum social pour les plus pauvres ! C'est finalement Michel Rocard, devenu Premier ministre en 1988, qui transformera l'impôt sur les grandes fortunes (IGF) en impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
Cet impôt de solidarité sur la fortune (ISF) était un impôt progressif sur le capital (les revenus, les salaires et les loyers en étaient donc exclus), qui concernait le patrimoine des personnes physiques et qui était redevable chaque année civile en fonction de la valeur de leur patrimoine. Par patrimoine, il fallait entendre tous les biens (meubles et immeubles), les droits (usufruit, droit d'usage...) et les valeurs (actions, titres...). Néanmoins, de 1988 à 2017, de nombreux abattements (30 % sur la résidence principale, etc.) et exonérations (objets d'antiquité, d'art ou de collection, biens professionnels, etc.) ont réduit la facture pour les contribuables soumis à l'ISF. Son barème était le suivant :
[ Source : https://www.sicavonline.fr ]
En ces temps de vaches maigres où le gouvernement rabote jusqu'à la moelle tout ce qu'il lui est possible de raboter, le rendement de l'ISF était une manne dont il semble peu judicieux de se priver :
L'impôt sur la fortune immobilière (IFI)Depuis le 1er janvier 2018, l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) a été transformé en un impôt sur la fortune immobilière (IFI). Le seuil d'entrée à l'IFI reste le même que pour l'ISF (1,3 million d'euros), mais le patrimoine concerné est réduit aux seuls biens et droits immobiliers détenus directement et indirectement au 1er janvier de l'année concernée, avec un abattement de 30 % sur la résidence principale. Au reste, le barème reste le même que l'ISF, coïncidence troublante pour un impôt qui se voulait novateur... Quant aux décotes, elles sont suffisamment nombreuses pour ne pas froisser ceux qui devront le payer :
Suppression de l'ISF et instauration d'une flat tax : un coût élevé !La suppression de l'ISF et son remplacement par l'IFI privent l'État d'environ 3 milliards d'euros de recettes fiscales chaque année :
De plus, le gouvernement a mis en place un prélèvement forfaitaire unique ( flat tax) sur les revenus de placement (revenus mobiliers, plus-values de cession de valeurs mobilières soumises à l'impôt sur le revenu, assurance-vie), c'est-à-dire qui ne dépend pas de la tranche d'imposition et du revenu fiscal de référence :
Cumulées, ces deux mesures (substitution de l'IFI à l'ISF et flat tax) coûtent bon an mal an près de 5 milliards d'euros au budget de l'État !
La suppression de l'ISF fut motivée par l'idée que cela favoriserait l'investissement en France. Or, rien n'est moins sûr comme le démontre avec brio cette courte vidéo :
L'ISF, un impôt pourtant efficace sur le capital !
Le pire dans cette affaire est que, contrairement à une idée reçue, le principe de fonctionnement de l'ISF, qui consiste à taxer la valeur du patrimoine et non les revenus que l'on en tire, est très efficace comme le montre la petite vidéo ci-dessous (à partir de 1min 28) :
Au vu des éléments présentés ci-dessus, on peut alors s'interroger sur le bien-fondé de la vision défendue par Emmanuel Macron, qui fait de la suppression de l'ISF son totem politique au point d'ouvrir un grand débat national, dont j'ai parlé dans ce billet, tout en refusant d'entrée de jeu de revenir sur cette mesure : " Nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises pour corriger cela afin d'encourager l'investissement et faire que le travail paie davantage. [...] Ces mesures viennent d'être votées et commencent à peine à livrer leurs effets.[...] Le Parlement les évaluera de manière transparente et avec le recul indispensable."
Outre que le président de la République a une notion très curieuse d'un grand débat (mot dont l'étymologie rappelle qu'il s'agit normalement d'examiner contradictoirement une question avec d'autres interlocuteurs) où certaines questions n'ont pas droit de cité, il avoue dans sa lettre aux Français qu'il n'est pas certain du résultat de la suppression de l'ISF, puisqu'il concède la nécessité de l'évaluer. C'est donc la preuve éclatante que la suppression de l'ISF relève au mieux d'un cadeau électoral fait à ses plus riches électeurs, au pire d'un dogmatisme pro-business lié à la théorie du ruissellement défendue par tous ses ministres sans jamais en prononcer le nom. L'un dans l'autre, cette transformation d'impôt n'aura pas profité aux riches, mais aux très riches :
Pour rappel, la théorie du ruissellement affirme qu'il faudrait favoriser les plus riches, afin qu'à terme tout le monde en profite. En effet, selon cette approche, si les riches ne sont pas entravés par trop de réglementations ou d'impôts, ils investiront et consommeront des biens et services, ce qui aura en fin de compte des répercussions positives pour toute l'économie, en particulier pour ceux (écrasés) qui sont tout en bas de la pyramide capitaliste.
Mieux, comme les riches ont une propension à épargner supérieure à celle des pauvres, tout surcroît de richesse leur servira à épargner plus ; et qui dit augmentation de l'épargne dit aussi augmentation de l'investissement selon la théorie néoclassique dominante, donc de la croissance et de l'emploi.
Hélas, en plus de ne correspondre à aucune théorie scientifique connue, le ruissellement n'a jamais fonctionné en pratique. Cette pseudo-théorie est donc à classer dans la catégorie des idées zombies, c'est-à-dire ces fausses certitudes scientifiques qui, bien qu'ayant été infirmées empiriquement, continuent à servir de fondement à des programmes politiques...
En définitive, en supprimant l'ISF, Emmanuel Macron a commis avant tout une faute politique dans un contexte où les inégalités deviennent de plus en plus insupportables à concevoir pour ceux qui sont relégués invariablement au bas de l'échelle. Le président de la République aurait pourtant eu la possibilité d'éviter une grave crise sociale, s'il avait fait au mois de décembre ce geste hautement politique de revenir sur la suppression de l'ISF.
Hélas, il s'est enferré dans la logique de son idée pour reprendre les termes d'Hannah Arendt, et c'est désormais à une grave crise politique qu'il est confronté. Le battage dans les médias étrangers sur la situation sociale en France aura au surplus définitivement achevé dans l'œuf sa fallacieuse argumentation consistant à supprimer l'ISF afin que les plus riches investissent en France. Emmanuel Macron ferait donc bien de relire Max Weber, qui distinguait les deux éthiques de l'action politique : l'éthique de conviction basée sur le principe kantien du devoir et l'éthique de responsabilité !
P.S. : l'image de ce billet provient de cet article de La Croix.