J'ai vu sa femme à la pharmacie du village, elle s'affairait derrière son comptoir, s'est arrêtée pour me saluer et me parler . Elle est belle, gentille et douce, elle me faisait penser à une héroïne de ces tragédies grecques, elle en a la stature, le port, la grâce, elle revêtirait un khitôn ça serait troublant de vérité, elle aurait sa place dans une pièce d'Eschyle ou de Sophocle.
On a donc parlé un peu, elle m'a fait une confidence qui m'a beaucoup ému. Elle m'a confié que Jacques lui avait dit avant de partir que c'était vrai à propos de cette phrase que j'avais confiée à sa femme et qu'elle lui avait rapporté, vrais, ces mots d'Aristote que je pensais dicton breton pendant des années, vrais et exactement ceux que l'on éprouve quand on est touché par une longue maladie pouvant être mortelle :
"Il y a trois sortes d'hommes : les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer."
Quand on est cancéreux on n'est pas vivant, on n'est pas mort, on est en mer. Jacques lui a dit qu'il était en mer et que son bateau se dirigeait à présent vers le large...
Jacques n'était pas un ami intime mais je le connaissais depuis toujours, Jacques était une force joviale et gentille de la nature, capitaine des sapeurs pompiers, musicien, sportif, empathique, en relation avec les autres -toujours-, Jacques était sourire et joie. En novembre dernier on s'était rencontrés devant le jardin de mom, il avait stoppé sa voiture, était descendu, on s'était étreints et nous avions parlé avec confiance de notre rude parcours du combattant. Il est marin comme je le suis.
Je navigue le long des côtes bretonnes depuis deux ans, je n'ai pas pris le chemin de la haute mer comme Jacques, je navigue le long des côtes du côté de Sein, d'Ouessant, là où les vagues de l’Atlantique terminent leur course folle en se mélangeant aux courants de marée... Comme les peaux granitées des phares de la Jument, la Vieille ou Ar-Men harcelées par les tempêtes, j'éprouve ma propre peau, ma vie, à la force de ces vagues d'enfer qui veulent m'entraîner par le fond. C'est effrayant vous savez les vagues dans les parages de Sein et d'Ouessant.
Faire en sorte de n'être pas pris par le travers, c'est tout ce qui compte, ne pas vaincre car c'est impossible, mais passer la déferlante pour regagner le port, pour redevenir un homme, j'y arrive, je le sais, je tiens bon la barre et je t'embrasse Jacques, mon frère marin...