(Note de lecture), Anne Belin, Tram e, par James Sacré

Par Florence Trocmé

Dans ce dernier livre, Tram e, Anne Belin malgré la grande proximité, la familiarité souvent, du monde quotidien ou des présences de personnes dont voudraient parler ses poèmes, écrit comme en proie à une difficulté de dire. On entend cependant dans ce dire un plaisir d’y découvrir, d’y vivre en écrivant, la matérialité de cette parole difficile, empêchée semble-t-il, autant qu’agile dans son tourment d’être un impossible poème.
Déjà dans les titres : Tram e est le tram de la vie qui emporte n’importe où et de la plus banale façon, autant dans une histoire d’amour que dans la vie quotidienne et domestique (aussi dans l’écriture du poème), et aussi cette trame de l’écriture qui se tisse sur la chaine du vivre laquelle disparaît plutôt qu’elle ne soit saisie dans le dessin d’écriture. Plus loin le mot « deuille » demande qu’on consulte des dictionnaires même si bien sûr on y entend le mot deuil ou peut-être le mot douille (douille vide de la cartouche qui nous reste quand on vient de manquer ce qu’on s’imaginait pourtant viser au plus juste). Et deuille est bien dans le dictionnaire (Wiktionnaire) avec le verbe deuiller (je deuille, on deuille) qui rend en quelque sorte plus activement vif le malheur d’avoir perdu quelqu’un, de perdre même à chaque instant le vivant. Une deuille est aussi une résurgence, souvent temporaire, d’eaux karstiques (résurgence peut-être d’un poème après ou dans un temps de vie).
Les autres titres nous ramènent à plus de matérialité qui semble être, pourrait-on dire, la présence du présent. Comme le suggère également le titre de chaque poème du livre pris à la matière même de ce poème, soulignant ainsi la présence de son écriture.
Shshsh dit un dernier titre ironisant peut-être tout ce complexe travail de pensée-sentiment autour d’un insaisissable vivre-écrire.
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Les poèmes sont ainsi « déchirés » entre un sentiment parfois d’heureuse appartenance au monde, et celui, à l’inverse, de ressentir l’éloignement de tout dans un au-delà inaccessible. D’où sans doute un motif prépondérant dans tout le livre, celui de la déchirure.
Dès les premières pages du livre un mot important (vérité) se trouve déchiré entre deux vers, et même entre deux strophes du poème :
« Tout serait là, inaccessible. Vé
rité. Ordre du monde. » (p. 7)
Ce motif de la déchirure n’en finit pas de tirer sur cette « vérité tramée » du texte lié à
« L’insou
 tenable vie, dans ses atroces détails. » (p.9)
Et cette déchirure s’entend dans beaucoup d’autres formulations : « Je n’appartenais pas / à ce monde » (p.19) ; « Quelque chose me séparait » (p.32) ; « Ecrire séparé é// crirere se place hors trame »  (p.32) ; « Ils sont séparés du monde » (p.33). Ce monde si douloureusement évoqué dès les premiers poèmes : « Tous les riens seraient éveillés, ils / riraient en te regardant, cette poussière, / cela qu’ils appellent la vie », « tout serait là, insupportable » (p. 8) et on notera la reprise de « tout serait là », nous y reviendrons plus loin.
Et cependant, toujours, quelque chose comme un récit persiste, celui par exemple d’un amour où tout se serait noué :
« Et ainsi / nous nouèrent » (p.51) ; « Perte d’une phrase » et quand même « nous nous comprenons » (p.60)
Mais vainement semble-t-il :
« Nous-mêmes séparés » (pages 66 et 67) ; et « L’incompréhensible au-delà » (p. 68) quand «Tout pète, d’un coup, tout explose / et c’est l’impuissance de sentir » (p.71)
Malgré l’idée qui persiste d’« ajouter au monde » (p.75)  et plus loin une croyance en la poésie (p.84)  quelque chose reste en fait « déchirée de haine et de peur » (p.76) séparé par quelque « chat noir » de l’au-delà, même l’intériorité devient cet « au-delà incompréhensible », et l’enfance aussi, impossible à joindre s’y trouve projetée : « n’est- / on enfant qu’en rêve, n’est-elle [l’enfance] qu’un au-delà // de soi une mort… » (p.80)
On essaye encore de tout recoudre (p.93) ; mais on reste « déchirée » (p.99). Et le livre s’achève d’ailleurs par un texte tout en déchirures fragmentées, en déchirures qu’on entend presque se faire à travers des « Shshsh » répétés dans l’étoffe même du texte, le réduisant en une sorte de charpie.
Il y a pourtant cette belle et persistante tentative formelle (ou tentation peut-être) de recoudre la toile du vivre (au moins celle du vivre-écrire) par des reprises de mots ou de fragments de texte, ce sont comme des sortes de ligatures qui nouent les poèmes les uns aux autres en courtes suites (lesquelles peuvent aussi par ces liens se chevaucher, formant une continuité de quasi récit) :
« endurer le silence hostile » (page 14 , puis page 15) ; « tout serait là » (pages 7, 8 et 10) ;et par des motifs divers, le corps, la rue, un avion (pages 23 et 25) un vol de grue (pages 25 et 26), lever la tête (pages 23, 25), etc.
Ainsi, malgré sa distribution en plusieurs ensembles le livre se lit comme un récit (on le constate à travers l’ensemble des citations précédentes qui suivent le déroulement du livre). Le motif du « récit » est d’ailleurs fortement thématisé dans le livre, imaginé comme possible mais se réduisant plutôt à rien. Un récit qui se défait en se continuant ; qui se construit en se défaisant. On voit dans le déroulement du livre toutes ces difficultés à penser, ressentir ce récit entre douceurs et violence de tout ce qui échappe et se déchire de vous, aussi bien le quotidien le plus familier que le monde entier autour de vous, et les autres :
« Il y a bien nécessité de raconter même en vers / des histoires… » (p. 26) ; « A jamais mort, le grand récit » (p. 27) ; « Pensait-il alors que / tout est ainsi, durable ? – non, il se le / racontait. Et ses gestes mêmes étaient récit » (p. 29) ; l’émiettement malgré « Les mots, ce langage, organisateur, un sable / où l’eau s’infiltre. Et la perte de tout, / finalement. » (p. 31)
On relira les livres précédents d’Anne Belin : A distance des corps (La Dragonne, 2010) et T.V. (série) (Le dé bleu, 2003), où l’on découvrira que toute la matière de Tram e s’annonçait déjà dans ces livres, comme leur titre d’emblée le suggère, et en particulier ce déchirement entre la voix du poème et ce dont elle voudrait être proche (elle y croit aussi à cette proximité possible, malgré l’expérience répétée de « l’au-delà incompréhensible »).
La toile ainsi tissée des livres n’est-elle pas la plus belle affirmation de la continuité, si même douloureuse, difficile dans son dire et fragile, d’une vie d’écriture dans sa forte présence ?
James Sacré
Anne Belin, Tram e, Librairie éditions Tituli, 2018, 162 p., 16€