On ne les regarde pas et pourtant l’on sait qu’ils sont là. Ils ne sont pas faits pour être remarqué, ils ne sont pas là pour être un mais pour former un tout. Ainsi, rien d’étonnant que leurs voix ne portent pas, que leur visage se confondent où qu’une partie seulement de leur corps ne soit sélectionnée. Ils sont là comme une agitation que l’on déplace dans un espace. Dans l’industrie du cinéma, ils constituent une masse d’invisibles fortement stéréotypée que l’on nomme les figurants. C’est grâce à son envie de les filmer que Sanaz Azari fait voler en éclat le groupe pour faire exister l’individualité.
Taisez-vous!
Dans un aéroport un homme âgé pousse son chariot, une technicienne de surface balaie, deux amies marchent vers un agent de la sécurité, une femme traverse en diagonale la pièce. De cette première scène vous n’entendrez presque rien à part le claquement des talons, le glissement des roues et des susurrements de fausses conversations à peine audibles. Le figurant ne parle pas. Il chuchote la majeure partie du temps, il fait semblant de parler, d’avoir une conversation. On le déplace sur instruction : traversez l’espace, arrêtez-vous, riez, taisez-vous, courez. Ainsi les premières secondes du documentaire nous fait d’emblée réaliser « l’absurdité » de la situation rappelant fortement un Tati ou un Beckett.
Des communautés stéréotypés
Ces figurants Sanaz Azari les a filmés sur divers lieux de tournages de films. Mais attention, il ne s’agit pas de professionnels mais de gens ordinaires comme vous et moi. On y verra des anciens policiers ré-endossant pour l’occasion leur uniforme, des jeunes de cités en action dans leur propre quartiers, des ouvriers, des femmes africaines. On y verra des communautés stéréotypées dévoilées par les annonces de casting qui reviennent comme un leitmotiv tout au long du film : « Des hommes profil Europe de l’Est. Un homme typé arabe qui jouerait le domestique d’Isabelle Huppert (…). Des femmes blanches, milieu populaire, visages marqués. (…) Des femmes noires parlant leur langue d’origine, cheveux crépus, pas de lissage. ( …). Oui nous sommes bien réduits à ces catégorisations. Mais en posant sa caméra sur les figurants non pas comme groupe mais comme individu à part entière, Sanaz Azari nous livre de sublimes portraits de l’humanité. Une humanité aussi bien lumineuse qu’abîmée, heureuse que blasée, remplie d’espoir et d’amertume. Les scènes sont entrecoupées de mannequins gonflables que l’on voit tour à tour balancés sur le sol, puis gonflés, portant un masque et des vêtements, débout en rangées puis enfin dégonflés à nouveau comme une fatalité…
Le désir d’être filmé
Dans la première partie du documentaire, les lieux de tournages se succèderont, un bar, une gare, un hôpital psychiatrique, une piscine. Si la caméra montre les figurants en plein travail, elle les filme surtout pendant leur pause dans les espaces d’attente, souvent inconfortables. Des heures et des heures à patienter, parfois la nuit jusqu’à l’aube, jusqu’à s’endormir la tête posée sur un coin de table à attendre que quelqu’un vienne les chercher. Et tout ça pour quoi ? Pour une poignée de sous. Mais ce que filme Sanaz Azari ici c’est leur désir d’être filmé et donc d’exister. Une première pour nous spectateur. Car ici ce sont les figurants et uniquement les figurants que nous regardons. C’est le désir de pouvoir être en mesure de dire « regarde là-bas le mec au chapeau c’est moi! ».
De la petite à la grande Histoire
Le documentaire, qui montrait jusqu’à là les figurants converser autour de sujets de la vie quotidienne, bascule dans une autre histoire cette fois plus d’actualité, plus dark : celle des migrants. C’est progressivement que Sanaz Azari, emmène subtilement le spectateur de la petite à la grande Histoire. Impossible alors de ne pas voir un parallèle entre les figurants et les migrants. Impossible de ne pas voir l’attente, la fatigue, la masse. Ce collectif invisible que l’on ne regarde pas mais dont on sait pertinemment qu’il est là.
Un documentaire qui contient tous les ingrédients de l’univers “azariesque“: la singularité, l’élégance, l’absurdité, la poésie et la profonde humanité. Un exercice délicat qui aborde des sujets sensibles, mené par une main de maître et sans tomber dans les lieux communs d’une réalisatrice qui ne finit pas de nous étonner. A voir absolument.
Bande- annonce: https://player.vimeo.com/video/292882667« >
« Faites sortir les figurants“ de Sanaz Azari