L’être musical, notre être musical, est au centre de la réflexion d’André Hirt, plus encore dans son nouvel ouvrage La Condition musicale. Si le terme de condition mérite d’être précisé, y parvenir dans ces différents chapitres demande « un art de la nuance » dont la musique est déjà un possible, sinon exact, reflet. L’écriture d’André Hirt, orientée de manière avouée vers l’essai, est avant tout nourrie de philosophie ; elle en articule le propos, ou le sous-tend, ne s’inscrit jamais à l’écart. André Hirt la convoque dans ces pages, confiant toutefois qu’elle ne saurait prouver quoi que ce soit. La philosophie n’est là que pour approfondir une écriture qui en tentant de se livrer à une étude de la musique y lie sa propre musicalité, écrire sur la musique devenant écrire la musique. Dès lors, une pensée de notre « condition musicale » peut être partagée, à travers différentes thématiques dont la progression déploie une réflexion sur la musique d’une pertinence rare dans le paysage intellectuel français. Penser la musique demande déjà de l’écouter : le premier texte, après introduction, de La Condition musicale témoigne d’une filiation avec Walter Benjamin qui, en déballant sa bibliothèque, posait l’objet livre au cœur de sa pensée, de ses images de pensée. André Hirt convoque les objets qui participent à notre rapport à la musique, ces disques nommés CD, dématérialisés, ou à nouveau consacrés par le retour du vinyle. Les vinyles d’autrefois, qui permettaient une forme de bibliothèque désormais disparue, sont ici la forme d’entrée nécessaire pour évoquer le mélomane à même de penser comme philosophe. L’entrée dans l’écoute musicale peut également supposer l’appréciation des tempi tenus par des chefs devant des œuvres orchestrales. Le deuxième texte déploie ainsi un paysage de pensée qui fait l’exigence, et la richesse, de l’écriture d’André Hirt. En approchant l’indication langsam (« lent, lentement »), indiquée en tête ou titre d’un mouvement (partiellement ou non), le philosophe interroge l’évolution de certaines interprétations selon le vieillissement des chefs, comme si, à travers des lenteurs voulus, travaillés, en somme de plus en plus longues, s’énonçait une pensée de la musique indissociable de sa pratique. Face à « l’artificialité de la vitesse qui est devenue et le mode et la norme du contemporain », et même si cette vitesse serait vertueuse dans notre appréciation posthume de l’Éthique de Spinoza (quoiqu’il s’agisse pour ce philosophe de parler d’éternité), André Hirt précise que la musique (que nous devons ici entendre dans le terme de « classique », ce mot qui en encombre le partage) : « (…) tient par l’oreille au réel le plus sensible. Elle a besoin de lui pour exposer l’absolu. Elle a besoin de temps même si elle ne lui appartient pas. Le temps lui étant nécessaire pour son déploiement, il n’épuise pas sa provenance pour autant – la musique ne se réduit pas à lui – ni ce à quoi elle tend, disons précisément son épuisement, un retour à sa source, comme un fleuve qui éprouverait dans son lent et majestueux mouvement la tension qui le fait être et devenir de se diriger vers la mer autant que de le remonter vers sa source. » Pareille citation (Hirt ne se laisse jamais envahir par le lien entre réflexion sur la musique et perception visuelle, imagée, pour en parler – d’où peut-être la puissance « tenue » de sa pensée philosophique) montre combien penser le tempo se raconte en ces pages dans une parenté entre la vision de l’absolu par les philosophes et la nécessité de l’essai de se dérouler dans ses nuances, ses doutes, ses précautions, voire ses divagations. Considérons au-delà de la pensée, la langue même d’Hirt. Écrire la musique, en approchant la lenteur pour sûrement penser la beauté, puis à travers d’autres chapitres continuer à la méditer, est à la fois le propre de ce livre et la demande faite au lecteur. D’une densité continue, conviant des références certes philosophiques mais jamais déroutantes, La Condition musicale est un livre qui se confronte à la musique de l’objet à l’écoute, de l’expérience à la place de l’individu. Dans le chapitre suivant, l’écrivain-philosophe continue de penser la musique dans sa matérialisation, l’estimation de sa « valeur » dans notre société, sinon civilisation, son commerce absolu (non sans répondre à cela par : « Je transporte donc la musique avec moi. Dans sa plus grande simplicité, cette remarque ne fait pas seulement entendre qu’il est possible de l’écouter grâce aux appareillages modernes, mais qu’elle se tient disponible dans la mémoire. Et que c’est là son régime de présence et de survenue. La musique est en effet quelque chose sans être le moins du monde un objet. ») Aussi Hirt pense-t-il la musique dans sa présence, comme dans la possibilité de son absence. Dans le chapitre « Le désert musical », l’auteur poursuit une réflexion entre la musique et le monde : « À la vérité, la musique est bien un monde, mais qui n’est pas du monde. Et en même temps, ce n’est guère un monde : on ne peut y vivre, surtout y survivre. C’est une irréalité qui n’est pas une illusion. » L’écoute de la musique demande à penser son espace. Celui du désert pourrait sembler le plus adéquat. « La musique commence en effet par faire silence, et celui que quelques chefs instaurent encore, malgré l’impatience devenue manifestement grandissante du public, paraît décisif parce que signifiant (…). La musique s’inaugure par conséquent en brûlant l’image du monde, en faisant silence et en ouvrant par ces biais des espaces infinis et des temporalités spéciales. » Penser ensuite la musique par l’enchantement qu’elle procure, invite à parler du bonheur, plus spécifiquement d’un « De quoi rêve-t-on ? » à l’écoute de la musique. Encore faut-il savoir rêver… Écartant l’idée d’un pur bonheur, et se défiant d’une réflexion sur rêve et musique vouée à la platitude, Hirt conclue (avec bonheur) : « Si la musique est un monde imaginaire, elle est, au demeurant elle n’est qu’à cette condition, d’abord et nécessairement matérielle, puisque nous la sentons. Et cette sensation est le sens même du sens, les sens ouverts à leur sens. » On l’aura compris (cette lecture en porte témoignage) : la pensée de l’être musical selon André Hirt ne saurait être transmise dans ses grandes lignes. Elle suit toujours un développement qui passe par la justesse d’une appréciation, conviant des topos sur la musique (l’écoute, le retrait, le bonheur, la consolation) pour y opposer de suite ses propres objections et ouvrir ainsi des chemins nouveaux. Si depuis le Lenz de Büchner, une séquence nouvelle s’est ouverte « dans l’existence comme dans l’Histoire, d’irréductiblement obscur » non pas « faiblesse » mais « certitude », l’enjeu pour André Hirt au sujet de la musique est bien, avec l’aide de la philosophie « si nécessaire et inadéquate », d’atteindre le rivage de la musique, « bande de territoire à la fois imaginaire et néanmoins absolument réel qui n’est abordable que dans et comme écriture ». Par des étapes qu’une conviction profonde traverse – et qui ne travestit jamais l’expérience concrète et entière que représente la musique dans la constitution de notre être musical, un être inscrit dans l’écoute et la sensation, et ainsi constitué à même d’établir une pensée qui rende le monde habitable sans cesser d’en avoir une vision critique –, André Hirt écrit la musique, musique qui est également pratique, un faire que nous devons faire nôtre, pour qu’elle devienne perceptible dans ses enjeux comme ses émotions ; ce qui pourrait se nommer sa vérité – une vérité par ce livre plus proche de nous, en nous.
Marc Blanchet
André Hirt, La Condition musicale, Encre marine, 2018, 141 p., 21 euros
Poezibao rappelle qu’André Hirt contribue au site Muzibao notamment par une chronique, « La Chronique du 20 » dont le titre est en effet une allusion au Lenz de Büchner. Muzibao vient de publier une nouvelle chronique, consacrée à Mozart et la notion de Heiterkeit.