Fini le storytelling ? Il faut croire que non : au Canada, un programme pilote utilise le storytelling dans le cadre du traitement des addictions à l'héroïne.
C'est Aaron Goodman, chercheur au Emerson College de Boston aux Etats-Unis, qui a partagé cette expérience dans l'une des dernières éditions de l'International Quarterly of Community Health Education (2018).
Cet exemple illustre bien que les réflexions de certains détracteurs du storytelling sont des abus de langage plus qu'autre chose. Je pense à Christian Salmon. Après avoir qualifié le storytelling d'outil de manipulation de masse dans les années 2000, il est passé plus récemment à des réflexions sur une société du chaos dans laquelle la "storybésité" rendrait le storytelling grandement inopérant. Bon, passons plutôt à ce programme anti-drogue, le premier de ce type en Amérique du Nord.
Le fléau de la drogue :
On n'en parle plus trop, d'autres maux ont pris le dessus médiatiquement. Il y a pourtant une vraie crise actuellement en Amérique du Nord liée à la drogue. Les décès par overdose sont en forte hausse ces dernières années. En 2017, 4000 personnes sont décédées des suites d'overdose au Canada, contre 2700 l'année précédente. Ces chiffres proviennent des services de santé publique canadiens. La situation est particulièrement préoccupante en Colombie britannique (Bristish Columbia), la région de Vancouver (+43% de décès 2017/2016). Et c'est justement dans ce secteur qu'a été mis en place le programme d'aide aux personnes souffrant d'addiction à la drogue, basé sur le storytelling.
Cet article n'est pas centré sur les problématiques de santé au Canada, mais c'est du storytelling, de l'humain donc et des histoires de vies que ces détails factuels sur la santé influencent. Et les raisons de cette hausse sont donc intéressantes : c'est la disponibilité de drogues de synthèse très puissantes. L'une d'entre elles (son nom a peu d'importance) est 100 fois plus puissante que la morphine, pour situer.
Le programme de lutte contre les addictions à l'héroïne de Vancouver :
Un programme pilote de traitement médicamenteux de personnes s'adonnant à l'héroïne a été lancé à Vancouver. Sans entrer dans les détails : les participants se voient administrer des doses du principe actif contenu dans l'héroïne.
Ce programme a été très vite attaqué avec une grande virulence, en justice, et sur les réseaux sociaux, car considéré comme étant "de la drogue offerte aux drogués, financée avec des deniers publics".
Introduire du storytelling dans le programme est donc, pour ses promoteurs, une manière de tenter de contrebalancer les effets des histoires négatives dominantes circulant sur le web en redonnant de la voix aux participants eux-mêmes. Ce n'était pas seulement dans une logique de communication, mais aussi d'estime de soi et de contribution au traitement des consommateurs d'héroïne. C'est le storytelling digital qui a été choisi en tant qu'outil.
Quand on parle de storytelling digital, c'est bien d'histoires dont il s'agit. Basées sur un script écrit, elles sont composées de textes, mêlés à des photos, des séquences vidéo, de l'enregistrement de contenus vocaux, de la musique.
Des récits stigmatisants :
Que ce soient les détracteurs du programme ou les médias qui évoquent l'addiction à la drogue, les histoires véhiculées sont la plupart du temps stigmatisantes. Les drogués sont présentés comme étant des cas sociaux, même quand l'objectif est uniquement informatif. On tombe très vite dans les stéréotypes. Au mieux, les consommateurs de drogue sont présentés comme tels, sans plus d'information sur leur véritable histoire.
Les autorités de santé et les lobbies sont également les auteurs d'histoires, de messages stigmatisants, destinés à les faire se sentir coupables. Parfois cela se fait au nom de préoccupations légitimes de santé publique, dans le cadre de campagnes ciblant également la consommation de tabac. Parfois cela se combine à des critiques contre ces personnes en tant que bénéficiaires d'aides sociales. Ces stratégies de culpabilisation sont jugées par certains acteurs comme étant des formes particulièrement cruelles et arbitraires de contrôle social.
Les stratégies de stigmatisation peuvent conduire à un accroissement de la marginalisation de populations déjà vulnérables. Un accès plus difficile à des dispositifs d'aide peut en découler et par la suite une aggravation des maux contre lesquels on entend lutter.
L'expérimentation de storytelling digital :
10 participants, consommateurs de drogue depuis de nombreuses années, ont été recrutés pour réaliser des histoires digitales. Tous avaient bénéficié des traitements de désintoxication traditionnels, avec 100% d'échec, avant d'intégrer le programme de Vancouver. Les promoteurs de l'expérimentation étaient bien conscients de l'impossibilité de "concurrencer", avec ce petit dispositif, la communication à grande échelle qui diffuse des messages contraires. Ils voulaient cependant humaniser ces consommateurs d'héroïne.
La production des histoires s'est opérée dans le cadre d'un workshop de 3 jours, avec une indemnité compensatoire pour les participants. Des étudiants en communication et journalisme volontaires ont été mobilisés pour réaliser un travail d'assistance technique ainsi que des universitaires spécialisés dans la santé et des personnels soignants.
Les participants ont produit des histoires impliquant leur consommation de drogue, bien entendu, mais aussi racontant leurs expériences personnelles, même difficiles voire traumatiques. Leur persévérance pour s'en sortir, avec l'aide du programme, a été relatée.
Des exercices de stimulation créative ont été mis en oeuvre.
A l'issue des 3 jours, 80% des participants avaient achevé leur histoire : les histoires produites sont visibles en ligne.
Toutes avaient une réelle valeur en tant contre-histoires, leur contenu (à défaut de leur diffusion) permettant de challenger les histoires dominantes. Et c'était bien cela le plus important : montrer que le dispositif avait un intérêt et que son utilisation plus importante pouvait contrecarrer les histoires dominantes sur les consommateurs de drogue. Ces histoires opposées peuvent participer à l'éducation du public sur les réalités vécues par les personnes en situation d'addiction et éclairer les autorités dans leurs prises de décision. Une connexion entre une pratique délictueuse et des expériences traumatiques vécues par le passé a en effet une vraie valeur en terme de compréhension.
Les promoteurs de cette expérience poursuivent à présent dans cette voie, et incluent aussi dans des workshops la production d'histoires vécues par les services d'urgence qui interviennent auprès des consommateurs de drogue. Le projet est aussi d'intégrer des journalistes dans des workshops narratifs, pour faciliter la diffusion des histoires et plus largement développer une conscience des réalités vécues.
Des histoires plus humaines, allant plus en profondeur et permettant aux protagonistes de s'exprimer, de raconter leur propre histoire représentent ici un cas d'utilisation du storytelling particulièrement vertueux.