La pédagogie non-duelle du Vedânta

Publié le 19 février 2019 par Anargala
Lémur védântique ou tantrique. Ou yogique. Ou stroboscopique. Enfin je sais pas.

Comme je l'ai expliqué de nombreuses fois, je pense que la philosophie tantrique de la Reconnaissance apporte quelque chose de plus que le Vedânta. 

Néanmoins, la plupart des enseignements du Vedânta restent valides. 

Sa méthode pour amener à l'Eveil est intéressante, car elle est précise. Je ne parlerai ici que du philosophe le plus célèbre de cette tradition, Shankara, mais il y a des centaines d'auteurs et des milliers de textes en sanskrit. Le corpus du Védânta est le plus important de la philosophie indienne.

Comment enseigner avec des mots ce qui est au-delà des mots ?

La méthode védântique de Shankara est intellectuelle. Elle prescrit certes des pratiques pour éduquer l'intellect (buddhi), mais l'intellect est l'instrument de l'Eveil. Parmi ces pratiques préparatoires figurent la méditation, le rituel, la dévotion, un effort moral, mais aucune de ces pratiques n'est le moyen immédiat de l'Eveil. Le seul moyen immédiat est intellectuel, c'est la méditation sur la révélation de l'identité du Soi et de l'absolu : "Tu es cela". C'est le seul Eveil salvateur enseigné par Shankara.

Mais reste le problème : Comment pointer avec des signes ce qui ne peut être indiqué par aucun signe ?

Shankara invoque une méthode traditionnelle :

Ceux qui connaissent la tradition disent que "ce qui est au-delà de toute explication peut être expliqué en lui attribuant des caractéristiques, puis en les niant."

(Gîtâ-bhâshya, XIII, 13)

"Ce qui est au-delà de toute explication" c'est l'absolu, c'est-à-dire le Soi, thème des Upanishads. 

L'absolu est nish-prapancham, "sans explication", sans élaboration verbale, sans prolixité, c'est-à-dire au-delà du langage. Pra-panch, c'est discourir, élaborer, verbaliser, développer, expliquer, mais aussi "baratiner", presque mentir. C'est un terme bouddhiste. Shankara a beaucoup employé le vocabulaire bouddhiste pour expliquer le Vedânta. 

Quelle est cette méthode ?

Elle consiste à dire des choses de l'absolu indicible, pour ensuite les nier.

Par exemple, on dit que l'absolu est le Soi, le Témoin intérieur qui ne peut devenir un objet. Puis on nie tout cela. Ou alors, on dit que l'absolu est la Cause de tous les effets. Ou qu'il est l'Être de toute chose. Ou qu'il est l'arrière-plan des trois états de veille, de rêve et de sommeil profond. Puis on nie tout ce que l'on a d'abord dit.

Mais à quoi bon, si ensuite on nie tout cela ? Pourquoi ne pas tout nier d'emblée ? 

Parce que si le Vedânta se contentait de tout nier d'emblée, le "disciple" parviendrait seulement à se forger un concept du néant. Or le but ici, c'est l'Eveil, la parfaite plénitude ineffable, immédiatement présente et indestructible.

Le but n'est pas de tout nier en bloc pour produire un effet mental provisoire, mais de guider le disciple vers l'Eveil, c'est-à-dire vers la compréhension de "Tu es cela". Ni plus, ni moins.

Il faut donc commencer par pointer ce qui, dans l'expérience ordinaire est "le plus proche" de l'absolu, même si, à parler rigoureusement, tout est l'absolu car rien en particulier n'est l'absolu. 

C'est comme quand on dit "Regarde la lune, là, sur la branche !" Bien sûr, la lune n'est pas "sur" la branche. Elle n'a aucun contact avec la branche, elle en est très, très éloignée. Mais on utilise la branche comme indication provisoire. Et ça marche, même si, finalement, il faudra peut-être dire que la lune n'est pas sur la branche, ni sur aucune branche. 
Ou alors, c'est comme pour montrer une étoile. On pointe d'abord une étoile plus brillante : "Tu vois cette étoile, là ?" - Oui, c'est elle ? "Non, regarde maintenant cette autre étoile, à sa droite" - Ah oui, c'est elle ? "Non, regarde encore à la droite de cette étoile", et ainsi de suite. Il y a une succession d'affirmations niées, jusqu'à l'étoile finale.
Dans le Vedânta, c'est pareil. On pointe des attributs confondus avec l'absolu, mais plus ou moins "proches", puis on nie même ces attributs les plus subtils, et il ne reste que l'absolu. Cette vision parfaite, c'est l'Eveil, l'expérience immédiate.

Pour le Vedânta en effet, il y a pas de différence entre "théorie" et "pratique", car l'absolu est la réalité, il est l'expérience elle-même. Il est donc toujours déjà directement présent. Il n'y a rien à faire ou à pratiquer pour engendrer une nouvelle expérience. L'Eveil est seulement la suppression d'une erreur grâce à la connaissance révélée par les Upanishads. C'est d'ailleurs de cette puissance d'Eveil que les Upanishads tirent leur autorité selon Shankara. Si elles ne procuraient qu'une connaissance "intellectuelle", indirecte, alors elles ne seraient qu'une farce, car leur message ne porte pas sur un lointain paradis, mais sur la réalité, plus immédiate que n'importe quelle chose.

Telle est la méthode du Vedânta, précise et efficace. Elle est très proche de la méthode de la Reconnaissance et de la Vision Sans Tête. Elle semble moins poétique que le zen, par exemple, mais elle est plus rigoureuse. De plus, il existe de nombreux poèmes védântique et les Upanishads elles-mêmes sont en fait des collections de kôans, d'énigmes ou de jeux d'éveil.

Un bon exemple en est le poème "en un seul verset" (Eka-shlokî) que Shankara aurait chanté à un lépreux pour l'éveiller. C'est en fait un court dialogue :

 Qu'est-ce qui t'éclaire ?

- Le jour, c'est le soleil. La nuit, une lampe.
Qu'est-ce qui éclaire le soleil et la lampe ? Dis-le moi !
- C'est l'œil.
Et quand l'œil est fermé ?
- C'est la pensée.
Et qu'est-ce qui éclaire la pensée ?
- C'est moi, monsieur. Je suis la lumière ultime, seigneur !