Les causes économiques de la crise sociale en France

Publié le 17 février 2019 par Raphael57

Aujourd'hui, je vais compléter la série de billets que j'ai consacrés à la crise des gilets jaunes - dont vous trouverez un récapitulatif ci-dessous -, avec quelques éléments pour comprendre les causes économiques de la crise sociale en France. Il n'est bien entendu pas question de prétendre à l'exhaustivité, mais simplement de mettre en lumière quelques facteurs souvent négligés dans les débats politiques.

Ma série de billets sur la crise des gilets jaunes

J'ai écrit beaucoup d'articles de fond ces dernières semaines, souvent très circonstanciés, pour apporter des éléments précis sur cette crise sociale qui a muté en grave crise politique :

 * un billet sur le mouvement des gilets jaunes, dans lequel j'ai expliqué les causes de ce mouvement social ;

 * un autre sur les impôts (IR, ISF, CSG...), dans lequel j'ai montré les inégalités criantes liées au système fiscal français ;

 * un troisième sur les mesurettes annoncées par le président de la République le 10 décembre ;

 * un article sur le référendum d’initiative citoyenne (RIC), dans lequel j'ai donné de nombreux éléments de réflexion sur le sujet en m'appuyant sur les grands auteurs de la pensée politique (Rousseau, Montesquieu, Carré de Malberg...).

 * un décryptage de la crise des gilets jaunes dans le Républicain Lorrain.

 * un article sur le grand débat national et le thème des dépenses publiques, dans lequel après avoir montré les faiblesses structurelles de cette consultation et les biais dans l'approche de cette question des finances publiques, j'ai donné des éléments factuels sur les dépenses publiques et analysé les réformes possibles.

 * un article sur le partage des revenus au détriment des salariés, dans lequel j'ai montré que le partage des revenus au sein de la zone euro se fait hélas au détriment des salariés. 

La crise sociale

Selon le dictionnaire le Robert, au sens médical du terme, une crise est "le moment d'une maladie caractérisé par un changement subit et généralement décisif, en bien ou en mal", ce qui conformément à l'étymologie grecque du mot (krisis), rappelle qu'une crise est aussi un moment de décision et de jugement face au paroxysme de l'incertitude et de la souffrance. Partant, une crise sociale peut être vue comme une grave maladie du corps social, qui remet en cause l'équilibre socio-économique en raison de l'inadéquation entre les politiques menées et la réalité vécue, ce qui nécessite en urgence de prendre des décisions courageuses pour réduire la colère, l'amertume et le sentiment d'abandon. Émile Durkheim, quant à lui, parlait d'anomie au XIXe siècle pour caractériser une telle situation de dérèglement social, qui selon lui résulte de la division du travail d'où découle l'isolement des individus et la régression de la solidarité.

Ces définitions permettent immédiatement de comprendre l'abysse qui s'est créé en France entre entre patricius et populus, à moins que ce ne soit entre patricius et plebs... Les premiers parlent de légalité politique, les seconds de légitimité politique ; les premiers défendent l'ordre républicain, les seconds la liberté républicaine ; les premiers défendent les règles qu'ils se sont eux-mêmes fixées, les seconds le droit de les modifier ; les premiers évoquent un cap à tenir, les seconds un cap à déterminer ensemble ; les premiers défendent la compétitivité, les seconds l'humanité ; les premiers défendent le dialogue à la marge, les seconds le dialogue dans ses grandes largeurs. Mais surtout, tandis que les uns défendent ouvertement l'oligarchie, les seconds défendent la démocratie, en l’occurrence participative au-delà d'un bulletin dans l'urne tous les cinq ans !

Pour le dire autrement, dans le plus pur style thatchérien, l'oligarchie politique française s'est persuadée depuis plusieurs décennies qu'il n'y avait plus de corps social mais juste des individus liés par des contrats, d'autant que tout avait été fait sciemment pour détruire les cadres de l'identification collective (syndicats, et plus largement corps intermédiaires). Ce faisant, la crise sociale actuelle constitue le retour en grâce du social dans un monde que la théorie libérale imagine peuplé d'individus égoïstes et rationalistes. Et il suffit de voir les réactions et commentaires alarmistes et démesurés de certains politiques, pour comprendre combien cette réalité sociale - et politique ! - heurte l'idée qu'ils se font du peuple français. En vérité, comme l'explique avec brio Jean-Pierre le Goff dans une interview au Figaro, les gilets jaunes correspondent plus ou moins à cette France périphérique sortie des écrans radars de la politique, qui désormais se révolte contre les changements sociaux et culturels qui lui ont été imposées au nom de l'adaptation au progrès. Bref, le corps social cherche à récupérer ses lettres de noblesse !

Hélas, dans une logique néolibérale proche de celle décrite par Walter Lippmann, l'oligarchie politique s'est accrochée à la chimère d'un monde gouverné par des experts, seuls capables de comprendre les règles économiques universelles immuables, qui rendent de facto inutiles la confrontation de projets de sociétés différents, et subséquemment les débats contradictoires dans le cadre de l'agon, bien qu'ils soient depuis plus de deux millénaires l'essence même de la démocratie.

Quelques facteurs économiques de la crise sociale

Une crise majeure, comme celle que nous traversons, ne peut évidemment s'expliquer par une cause unique. Mais quelques facteurs économiques ont indubitablement contribué à précipiter la crise sociale :

 * la dégradation de la qualité des emplois, qui se traduit par une baisse substantielle des emplois industriels plutôt bien rémunérés et la création d'emplois dans les services souvent plus précaires et mal payés ;

[ Source : Natixis ]

 * la hausse des prix de l'immobilier, qui se sont déconnectés des revenus de la plupart des ménages et entraînent des catastrophes économiques (surendettement...) et sociales (impossibilité d'aspirer à la propriété légitime, exclusion...) ;

[ Source : CGEDD ]

 * une fiscalité injuste pour les plus modestes et les classes moyennes, comme le montrent les travaux de Thomas Piketty et de son équipe ;

[ Source : Trois décennies d’inégalités et de redistribution en France (1990-2018) ]

 * des dépenses contraintes qui pèsent très lourd et grèvent le pouvoir d'achat

[ Source : Alternatives Économiques ]

En définitive, après avoir fait la sourde oreille aux revendications économiques des gilets jaunes, le gouvernement s'est retrouvé face à une très grave crise sociale dont il ne cesse de vouloir minimiser l'ampleur alors même qu'elle s'est déjà muée en crise politique depuis plusieurs semaines.  Hélas, il ne suffira pas d'appeler au "rassemblement de tous les Français" ou pire à "la réconciliation", pour espérer mettre un terme à cette crise... Ce d'autant plus que le gouvernement n'affiche pour l'instant aucune volonté de remettre en cause son cap, qui consiste toujours à satisfaire les intérêts d'une minorité tout en concédant à la majorité un vague droit à exprimer son désarroi dans des réunions locales !