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Denise PAULME & Deborah LIFCHITZ, Lettres de Sanga. Compte-rendu

Publié le 18 février 2019 par Antropologia

Denise PAULME & Deborah LIFCHITZ, Lettres de Sanga. Compte-rendu Paris, CNRS Éditions, 2015

En 1935, Denise Paulme et Deborah Lifchitz  accompagnaient en pays dogon la troisième mission Griaule, dénommée Sahara-Soudan, qui outre Marcel Griaule, comptait dans son équipe Marcel Larget, Eric Lutten, André Schaeffner, Hélène Gordon et Solange de Ganay. Arrivés en pays dogon en janvier 1935, les membres de cette mission n’y restèrent que six semaines, tandis que s’ouvrait la mission Paulme-Lifchitz pour les deux chercheuses à qui elle soit son nom et qui passeront au total neuf mois consécutifs à Sanga.

Au cours de cette double mission, les jeunes anthropologues ont entretenu des correspondances régulières avec leurs proches et leurs collègues. Une partie de ces missives avaient fait l’objet d’une publication par Annie Dupuis dans la revue Gradhiva en 1987[1], qui éditait alors la correspondance inédite des deux chercheuses avec Michel Leiris, dans une version tronquée de différents extraits révélateurs des tensions et du manque de collaboration entre Marcel Griaule et ces jeunes femmes. En 1992, Denise Paulme elle-même avait opté pour la réédition de ces lettres dans leur intégralité, augmentée de sa propre correspondance avec son futur époux, l’ethnomusicologue André Schaeffner, dont elle effaça seulement les marques les plus intimes[2]. La nouvelle édition de cet ensemble de lettres par Marianne Lemaire est à nouveau enrichie puisque s’y ajoutent désormais la traduction de l’intégrale correspondance de Deborah Lifchitz avec sa mère et sa sœur résidant en Pologne, ainsi qu’un ensemble de courriers inédits entre les chercheuses et leurs collègues (Mauss, Lévy-Bruhl, Leiris).

Les destinataires des lettres font le découpage de l’ouvrage. La correspondance entre Denise Paulme et André Schaeffner en constitue le premier chapitre, qui s’ouvre par l’avant-propos rédigé par Denise Paulme en 1992 soulignant tout autant l’énorme complicité qui la liait à sa collègue que leur lucidité sur les rapports observateurs/observés. Malgré un épuisement physique sur lequel elle revient régulièrement, on l’observe se laisser « prendre », « bouleverser » et « posséder » par Sanga, se rapprocher de plus en plus de ses interlocuteurs indigènes et se sentir de plus en plus étrangère au monde et aux mœurs des administrateurs coloniaux qu’elle fréquente sous contrainte  (« Que l’Afrique serait belle sans les blancs et leurs alcools » (102)). Ses lettres la montrent s’exercer à la « description scrupuleuse » (120) qu’elle s’est donnée pour but de mener, et découvrir au jour le jour différentes composantes de l’organisation sociale, tout en s’éloignant des thématiques de recherche auxquelles ses collègues parisiens la destinaient (« Tant pis pour les femmes »). C’est un ton rassurant qui caractérise les lettres de Deborah Lifchitz à sa famille, formant le deuxième chapitre. La récurrence de la phrase « Je me sens très bien et j’en ai l’air aussi », tout comme l’occultation du départ de l’équipe de la mission Sahara-Soudan au bout de six semaines, donnent une version édulcorée des conditions de terrain, dans un récit où se retrouvent la même joie de découvrir et recueillir de nouvelles données ou de fréquenter Sanga et ses habitants, ainsi que  la même aversion envers les Européens, « calamité du genre humain » (157). Le troisième chapitre réunit les courriers entre les chercheuses et Michel Leiris, avec lequel elles s’étaient fixé un rythme de correspondance mensuelle.  Echangeant données et conseils scientifiques, elles témoignent de l’impossibilité de répondre aux sujets que Mauss aimerait les voir traiter (les sociétés de femmes), tout comme des tensions avec Marcel Griaule auquel elles refusent de livrer leurs fiches, ayant elles-mêmes été privées d’accès à celles de l’équipe de la mission Sahara-Soudan. Dans la quatrième partie, c’est avec Georges Henri Rivière qu’échangent les deux anthropologues, chargées comme les autres scientifiques de combler les lacunes des collections du futur Musée de l’Homme. Informant les pratiques de collectes, elles rendent également compte de l’émotion des deux chercheuses, notamment devant la fameuse statue hermaphrodite d’un mètre trente, dont Denise Paulme pressentait déjà la future renommée. Les échanges traduisent le débat qui avait déjà cours sur le statut à donner aux statues dogons, objets ethnographiques ou chefs d’œuvre artistiques. C’est enfin une série de lettres succinctes des chercheuses à Marcel Mauss qui constitue le chapitre cinq, tandis que le sixième et dernier chapitre regroupe des « courriers divers » aux expéditeurs et destinataires variés (chercheurs, personnel du musée…) et s’achève sur des échanges de lettres entre les complices des  deux chercheuses qu’étaient Michel Leiris et André Schaeffner.

Le caractère précieux de ce nouveau recueil de lettres tient à différents facteurs. Avant tout, en réunissant l’ensemble des courriers retrouvés couvrant le séjour des deux chercheuses sur le terrain, l’ouvrage contribue à  restituer à la mission Paulme-Lifchitz la place que l’histoire de l’anthropologie française ne lui a jamais donnée. Comme l’explique Marianne Lemaire en introduction,  c’est cette mission qui a amené deux « familles intellectuelles » à se distinguer dans une configuration sur le long terme et en cela, elle marque « un tournant de l’histoire de l’africanisme » (51). On pourrait aller plus loin et considérer ce tournant comme un de ceux de l’histoire de l’ethnologie française tout court. En effet, sans qu’elles n’en soient jamais vues comme des pionnières, Denise Paulme et Deborah Lifchitz se sont livrées à une méthode d’enquête qualitative qui allait devenir la marque de fabrique de la discipline en France. La magistrale thèse de Denise Paulme, qui constituera pendant plusieurs décennies la seule source d’information sur l’organisation sociale dogon, restera pourtant longtemps étouffée sous le poids de l’étude des systèmes de pensée et de l’analyse structurale. En deçà des conséquences de cette scission durable au sein de l’africanisme, les lettres sont aussi une mine d’informations sur la situation coloniale comme sur les rapports des chercheurs entre eux-mêmes, sur les tensions déjà vives entre les proches et disciples de Griaule et les autres,  mais aussi sur les conditions des collectes ou les relations des anthropologues avec leurs interlocuteurs locaux. En parallèle, on entrevoit de l’autre côté du terrain une discipline en train de s’affirmer à Paris, avec l’imminente démolition du « Troca » et le projet du Musée de l’Homme.

Mais l’intérêt des Lettres de Sanga ne s’arrête pas là. Au-delà du témoignage des conditions de terrain dans les années trente et de l’apport décisif de cette mission dans les divisions d’africanistes qui marqueront l’anthropologie française pendant plusieurs décennies, c’est à une histoire de l’anthropologie féminine en France que le livre, et notamment son importante introduction, invite.

La contextualisation des lettres apportée par Marianne Lemaire s’inscrit dans la ligne droite de ses travaux sur la place et la légitimation des femmes dans le monde de l’ethnologie française, qui tout en se montrant accueillante, leur concédait des marges de liberté réduites en confinant leurs recherches à la sphère féminine. L’introduction éclaire en ce sens la dimension genrée des conditions de travail des premières ethnologues, et notamment  le traitement qu’elles durent subir de la part de certains de leurs collègues masculins, dimension que les courriers des deux chercheuses ne condamnent pas directement, même si l’univers colonial qu’elles décrivent avec écœurement et dont elles se sentent si éloignées est entièrement masculin. Décortiquant leurs missives à la lumière de l’institutionnalisation de la discipline, Marianne Lemaire parvient à montrer leurs difficultés, similaires à celles rencontrées par certaines de leurs collègues sur d’autres terrains,  à concilier leurs statuts de femmes et d’anthropologues. Bien plus qu’une intuition féminine que d’aucuns auraient vite fait de leur prêter, c’est l’intériorisation des doutes des chercheuses concernant leurs vocations et leur capacité à incarner la scientificité qui explique une durée de mission plus longue, un approfondissement des liens avec les populations étudiées, une compréhension plus fine de la vie locale et la réunion de matériaux sur l’ensemble de l’institution. Denise Paulme et Deborah Lifchitz doivent alors déployer des stratégies, de manière plus ou moins consciente, pour prouver leurs capacités auprès de leurs homologues masculins, Marcel Griaule s’avérant particulièrement méprisant à l’égard de leurs personnes et de leurs recherches, comme en témoignent à la fois les lettres et les anecdotes livrées en introduction.  Pour autant, loin de sombrer dans la victimisation abusive, la partie introductive va montrer dans quelle mesure les deux chercheuses se sont imprégnées des conceptions mais aussi des comportements que ce dernier avait adoptés au cours des missions précédentes : résidence spacieuse dotée d’un important personnel à leur service, position d’autorité vis-à-vis d’informateurs réticents, extorsion d’objets rituels, autant d’éléments illustrant de quelle manière elles ont pu profiter, comme les hommes, des facilités offertes par la vie coloniale. On ne peut que louer le parti pris de Marianne Lemaire, qui se refuse à tomber dans le piège d’une distinction essentialiste des modalités d’écriture et d’enquête masculines et féminines.  Dans son analyse, c’est bien la domination masculine qui conditionne les appréhensions et les actions des chercheuses sur le terrain. Le genre épistolaire est de même analysé de manière très fine comme substitut d’une écriture littéraire qu’elles ne peuvent se permettre au risque de se voir déconsidérées. La démonstration du mimétisme des attitudes masculines semble néanmoins par moments quelque peu forcée. Là où Marianne Lemaire souligne que les chercheuses ne connaissent pas le goût des galettes vendues sur le marché, elle omet de préciser que Déborah Lifchitz écrit à sa mère qu’elle n’y a pas « encore goûté ». Là où elle dévoile le recours au coup de trique pour que deux hommes acceptent de les conduire à Aru, elle ne mentionne pas l’incise de Denise Paulme  (« -ô, ethnographie- », p.96) dans les détails de l’événement qu’elle livre à André Shaffner. Plutôt qu’une reproduction fidèle des comportements de leurs homologues masculins, on peut entrevoir dans leurs courriers une prise de distance progressive d’attitudes autoritaires qu’elles assument de plus en plus difficilement. Et on ne peut tenir rigueur à ces chercheuses de s’octroyer quelques éléments de « confort » dans un contexte de vie aussi rude que celui de Sanga. Notons par ailleurs que ce n’est peut-être pas simplement ce confort que les deux anthropologues redoutent de perdre lorsqu’elles refusent de quitter leur résidence pour habiter dans les cases que l’administration coloniale cherche à leur imposer, mais aussi un lieu de résidence à proximité du marché, donc au cœur des dynamiques villageoises. Car on les sent au fil des lettres tisser des liens de plus en plus étroits avec la population, profitant avec bonheur de simples moments de causeries qui les éloignent fortement des techniques d’enquêtes autoritaires de leurs prédécesseurs.  On se délecte ainsi de voir les jeunes chercheuses se défaire de l’emprise des mondes masculin et colonial, même si l’angoisse du retour, prégnante dans leurs missives, est aussi celle de devoir prouver à leurs collègues hommes le caractère scientifique de leurs travaux.

L’imposante introduction, de plus de soixante-dix pages, est à différents égards extrêmement éclairante, grâce à une réflexion solide largement appuyée sur des extraits  de courriers. Mais s’ils sont tout à fait utiles à l’argumentation, ces passages très précisément contextualisés nous dévoilent une importante part du contenu des missives. Et c’est finalement le seul « défaut » de ce livre que de réduire le plaisir du lecteur à pénétrer librement dans l’ambiance d’une enquête de terrain féminine des années trente, en saisissant par lui-même au fil des lettres le bien-être et les souffrances des deux chercheuses, tout autant que leurs méthodes d’enquête ou leurs relations à la population locale et au monde colonial.  Peut-être peut-on alors conseiller à ce dernier de se plonger en premier lieu dans les lettres qui forment le cœur de l’ouvrage et de ne garder que pour la fin l’éclairage de son érudite introduction.

Anne Doquet

[1] Annie Dupuis, éd., « Correspondance de Deborah Lifchitz et Denise Paulme avec Michel Leiris (Sanga, 1935) », Gradhiva, 1987, 3 : 44-58.

[2] Lettres de Sanga à André Schaeffner, suivi des Lettres de Sanga de Deborah Lifchitz et Denise
Paulme à Michel Leiris, Paris, Fourbis, 1992


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