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(Carte blanche) à Dominique Dou, après la mort de Serge Merlin

Par Florence Trocmé

Serge-Merlin-7-2015_0_729_475Le comédien Serge Merlin, grand interprète des textes de Samuel Beckett, Thomas Bernhard et Shakespeare, est mort samedi 16 février à Paris, à l’âge de 86 ans.
Dominique Dou en a informé Poezibao et lui a adressé ces mots qu’elle avait écrits en mars 2011

En route vers une affreuse soirée – elle le sera - sur le quai Malaquais, tandis que les voitures s'acharnent au feu rouge, tandis que je pousse ma bicyclette, marchant sur le trottoir le long des coffres fermés des bouquinistes (il est six heures et demi du soir) et dans un bruit infernal, à trente mètres devant moi, je reconnais le comédien toucouleurs - des souliers de cuir marron à l'écharpe orange, une grimpée vers un crépuscule imaginaire sur la Seine, à l'intérieur du beau large et très long manteau de cachemire beige doré un pantalon de velours grenat et puis une veste et des choses vertes et rouges et tapissées comme : un gilet ancien, une chemise et presque une lavalière, presque deux chemises, presque deux gilets – tout très compliqué, empilé, feuillu, mélangé – enfin une magnifique personne en haut de laquelle est posé - oui posé – vitrine d'une tête de cheveux bruns et longs : un visage exactement rectangulaire, très clair, ouvert, ouvert en tout, étalé comme vallée et collines douces très douces, alternées, sans maquillage encore mais beurré, tendre, reposé, presque mou, un visage de comédien d'avant la cène – qui marche mais pas vers un théâtre – et dont la seule activité, réel travail, est celle des yeux, sombres terribles attentifs, regard qui va me regarder me croisant, je porte des lunettes noires pourtant comme toujours à bicyclette contre le vent qui fait pleurer – ses yeux ne voient donc pas les miens – je pense c'est dommage je veux ôter mes lunettes je vais les ôter - trop tard - on pense trop lentement on agit trop lentement on agit trop tard – voilà ça se fait nous nous croisons dans la réalité et je vois - sur ma nuque – qu'il se retourne – non  c'est moi qui ralentis et me retourne sur cet être vaste et lent qui déambule plus qu'il ne marche sur ce quai – je crois qu'il se retourne je le sais il se retourne – ne se retourne que vers lui-même : c'est un mystique sauvage en marche à l'écoute du vent bourrasque du quai Malaquais et de ceux qu'il croise  (peut-être) car son regard, malgré mes lunettes noires, a coupé ma tête en deux – sans larme : Serge Merlin - Majeur.
Dominique Dou, 18 mars 2011
Photo : Serge Merlin, le 7 mai 2015. ©Loic Venance/AFP, source.


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