Oed’ und leer das Meer. Vide et désolée, la mer.
Un film mexicain sur une petite femme de ménage, où l’eau a une grande importance… J’ai une vague sensation de Forme de l’Eau qui remonte. Mais la comparaison s’arrête là, et il s’avère que Roma a bien plus à offrir qu’il n’y paraît au premier abord. Roma, c’est la vie d’une femme de ménage au Mexique dans les années 1970. C’est tout. Et c’est déjà beaucoup. Alors sui-moi Billy, et passons ensemble la porte du 21 Calle de Tepeji, Colonia Roma !
ROMA
Réalisateur : Alfonso Cuarón
Actrices principales : Yalitza Aparicio, Marina de Tavira
Date de sortie : 14 décembre 2018 (Netflix)
Pays : Mexique, États-Unis
Budget : 15 millions $
Box-office : 3,5 millions $ (Chiffres Netflix non dévoilés)
Durée : 2h15
L’ÉCUME DES JOURS
Un sol couvert de dalles de carrelage en pierre matte. Soudain, un claquement caractéristique, et une vague vient envahir l’écran de ses moutons d’écume. Puis le ressac les ramène au loin, et ils disparaissent aussi rapidement qu’ils étaient apparus. Mais une nouvelle vague les ramène, les remporte, encore et encore, troupeau protéiforme au mouvement incessant commandé par un berger indécis. Dans les remous se reflète le ciel où passe un avion libre comme l’air. Pourtant quand la caméra se relève, les vastes étendues azurées que nous imaginions déjà sont substituées par un seau d’eau savonneuse, que la domestique n’avait de cesse de déverser par terre afin de s’acquitter de sa mission.
Avec cette scène d’ouverture, Alfonso Cuarón nous rappelle qu’il a bien mérité son Oscar du Meilleur Réalisateur en 2013, et qu’un deuxième à poser sur son étagère ne lui ferait pas de mal. Et à ce titre, Roma n’a pas volé ses 10 nominations cette année, y compris Meilleur Film. Le long-métrage est un poème visuel, où le noir et blanc, autrefois standard imposé par les techniques du début XXème, devient aujourd’hui un véritable outil artistique à part entière dont Cuarón tire profit à merveille, comme Hazanavicius dans The Artist ou Baker dans A Night to Remember avant lui. Il se fait le théâtre de jeux d’ombres et de lumières étincelants, mettant l’emphase sur les reflets qui embellissent de nombreux plans – dans l’eau, sur les vitres, sur la carrosserie des voitures… – et sublimant le gris de l’existence des personnages, ce qui ne sera pas sans rappeler non plus le film chinois An Elephant Sitting Still.
Mais plus qu’une démonstration artistique magistrale, Roma est aussi une récit très largement autobiographique pour Cuarón. Autobiographique non pas en la personne de Cleo (Yalitza Aparicio, la femme de ménage) mais en celle de Paco, un des fils de la famille chez qui notre personnage principal travaille. Le réalisateur nous dévoile sa vie par intercession, ou plutôt sa vision de sa vie, s’autorisant même quelques références à ses œuvres précédentes comme des plans rappelant Y Tu Mamá También, Les Fils de l’Homme, ou encore un plan extrait des Naufragés de l’Espace (1969) qui a de furieux airs de Gravity – pas étonnant puisque c’était la source d’inspiration principale du film. Cependant en mettant Cleo au premier plan, Cuarón rend avant tout un émouvant hommage à Libo, la domestique de sa famille qui lui a inspiré Roma et à qui l’œuvre est dédiée.
Un hommage qui doit beaucoup à la performance sensationnelle de Yalitza Aparicio, actrice mexicaine pour qui c’était la toute première fois devant une caméra, et qui ne s’était inscrite au casting que parce qu’elle n’avait, et je la cite, « rien d’autre à faire » pendant les 8 mois qui la séparaient de l’obtention de son diplôme après ses examens pour devenir enseignante. Et doux Jésus, elle a bien fait de passer par là ! Je n’aurais pas cru une seule seconde en regardant sa performance qu’elle jouait pour la première fois de sa vie, et ça ne rend la chose que plus impressionnante. Une des scènes m’ayant le plus marqué se trouve vers le début du film, quand Cleo annonce à son amoureux Fermìn (Jorge Antonio Guerrero) puis à sa maîtresse Madame Sofi (Daniela Demesa) qu’elle est enceinte. Je n’ai pas les mots pour retranscrire la finesse avec laquelle Aparicio transmet ses émotions, une finesse d’autant plus accentuée par le contraste avec le surjeu constant de Louis de Funès, que l’on aperçoit dans La Grande Vadrouille en arrière-plan de la scène.
DERRIÈRE LES FENÊTRES
Roma, c’est fondamentalement un portrait intimiste. Portrait d’une femme et portrait d’une ville, toutes deux intrinsèquement liées. La caméra est pratiquement toujours centrée sur Cleo ; parce que c’est son histoire, et sa vie. Mais la subtilité, c’est que Cuarón maîtrise à la perfection l’art du récit sur plusieurs plans. C’est à dire que, certes, Yalitza Aparicio est constamment le point d’attention principal, mais autour d’elle la ville s’ébat et fourmille.
Il se passe toujours quelque chose en arrière-plan. Là un vendeur de ballons devant un cinéma, ici une famille chargeant des valises dans sa voiture, çà un chien qui passe en courant. Les plans ont beau se concentrer sur Cleo, autour d’elle c’est le cœur de Mexico City toute entière qui bat, et plus particulièrement celui du quartier Colonna Roma qui donne son titre au film. Comme le disait Guillermo del Toro au magazine Variety récemment :
« [Roma] est l’histoire d’une héroïne anonyme dans une famille de classe moyenne sans grande anecdote ou implication particulière dans les vastes mouvements historiques du Mexique. [Alfonso Cuarón] a choisi de faire un effort épique pour raconter une histoire intime. »
Et quand ce n’est pas à l’écran que se dévoile cette vie fourmillante périphérique, c’est par le son qu’elle s’exprime : pépiements d’oiseaux, aboiements de chien, voitures qui passent, cris, discussions, vrombissements d’avions… Le montage sonore de Roma est ahurissant. Partout, tout le temps. Cuarón fait un effort surhumain pour recréer non pas seulement les évènements de sa vie et celle de la domestique qui l’a élevé, mais aussi toute la ville autour et l’atmosphère de sa jeunesse, et ça participe grandement au réalisme de l’œuvre. Comme dans la vraie vie, nous n’avons pas forcément d’influence sur tout ce qui advient autour de nous, mais les choses se passent tout de même.
D’autant plus que cette méthode de récit à plusieurs plans sert aussi d’outil scénaristique foncièrement moteur du voyage émotionnel de Cleo. C’est comme si cette dernière était protégée par une bulle qui la séparait de toutes les choses qui se déroulaient dans la quartier de Colonna Roma, des troubles du Mexique des années 1970. Pendant la grande majorité du film, tout va bien pour elle, tandis que tous les malheurs sont relégués dans cet arrière-plan foisonnant de vie. Un enfant qui se fait tuer, un défilé militaire, un divorce qui approche lentement mais sûrement… Le malheur est omniprésent, mais de l’autre côté des fenêtres et des portes du 21 Calle de Tepeji, hors de la bulle de notre héroïne. Enfin, du moins jusqu’à un certain point…
La suite de cet article contient des spoilers sur la fin de Roma. Si tu n’as pas encore vu le film, je t’aviserais d’éviter ces bruits de fond et de filer le voir !
PAX ROMANA
Le 10 juin 1971, 120 personnes sont tuées lors de la répression d’une manifestation étudiante, un évènement connu sous le nom de Massacre de Corpus Christi. C’est précisément cet évènement historique tragique qui va marquer un tournant majeur dans Roma. Comme jusqu’alors, le malheur débute de l’autre côté de la fenêtre du bâtiment où Cleo se trouve. Mais contrairement aux malheurs précédents, celui-ci ne va pas se cantonner à la rue. Les tueurs, membres de gangs locaux recrutés par la CIA, s’infiltrent dans l’immeuble, abattent un fuyard, et qui reconnaît-on au milieu d’eux ? Fermìn, ou devrais-je dire vermine, l’ordure qui sert de père à l’enfant dans le ventre de Cleo. Et là, c’est le drame. Elle perd les eaux.
Et alors arrive la scène la plus dévastatrice du film. Dans une séquence de plusieurs minutes sans aucune coupure, qui a été tournée en une seule prise avec de véritables membres du personnel médical, Cleo fait une fausse couche à l’hôpital. La scène est absolument terrible, voir cette pauvre femme pleurer avec le bébé décédé dans ses bras, alors que la sage-femme lui demande de le reprendre m’a complétement anéanti. Et pas que moi, d’ailleurs. Cuarón ne donnait le scénario des scènes aux acteurs qu’au jour le jour, si bien que Yalitza Aparicio n’a appris que le jour-même que le bébé ne survivait pas, et que c’est ce qui est réellement arrivé à Libo. Quand elle a appris ça, elle s’est mise à pleurer de façon ininterrompue pendant toute la séquence et encore après. Et moi aussi, du coup.
La perte du bébé va fortement impacter le film en ce sens qu’il va entraîner un énorme inversement de situation. Premièrement, la ville va se taire, comme si la tragédie avait pris tellement d’ampleur au premier plan qu’elle étouffait l’arrière. Deuxièmement, la situation va se retourner, le malheur va passer au premier plan et le bonheur prend sa place derrière, comme dans cette scène où un mariage heureux se déroule derrière la famille à l’air hagard. Troisièmement, Cleo va devenir mutique, dans une référence à une scène du début du film où elle déclarait en jouant avec les enfants :
« CLEO – Je ne peux pas parler. Je suis morte. »
Cleo est morte. Pas littéralement, mais intérieurement. Et ça dure jusqu’à la scène de la plage, qui est absolument magistrale. J’ai rarement vu la mer aussi bien filmée, et pour un Breton de descendance, ça compte énormément. Les vagues sont magnifiques, les reflets du soleil resplendissants. Et c’est quand la domestique va sauver les enfants de la noyade, alors qu’elle ne sait pas nager (Yalitza Aparicio non plus, pour l’anecdote), qu’elle va se laisser aller sur le plan qui sert d’affiche à Roma, où la famille est réunie dans un câlin collectif autour de Cleo en pleurs, qui avoue qu’elle ne voulait pas que l’enfant naisse dans une telle misère.
Il aura fallu braver la mort une seconde fois pour surmonter sa première défaite. C’est parce qu’elle a sauvé les enfants de la famille que Cleo parvient à compenser pour la mort du sien. Et par cet acte d’héroïsme ordinaire, la vie reprend son cours, Mexico City se ranime, et la petite femme de ménage s’élève vers le ciel en montant un escalier dans les derniers instants du film. Les derniers mots apparaissent à l’écran :
« Shantih, shantih, shantih. »
Paix, paix, paix. Ces mots, ce sont aussi ceux du dernier vers de La Terre Vaine, un poème moderne de 434 vers signé T. S. Eliot et publié au lendemain de la Première Guerre Mondiale. C’est une longue réflexion sur la mort et le désespoir, qui s’offre des incartades soudaines dans différents langages, et qui comporte un nombre incalculable de références à d’autres œuvres, de l’Odyssée d’Homère aux poèmes de Baudelaire, en passant par la Bible et les pièces de Shakespeare. La Terre Vaine est le portrait multiculturel d’une Angleterre en ruines à la suite du conflit ; on peut dresser un parallèle avec le Mexique de Roma et le drame de Cleo. Malgré la désolation, la dernière strophe du poème offre une lueur d’espoir comme l’éléphant d’An Elephant Sitting Still. Même si le pays est une ruine, ces ruines seront le fondement du monde futur. La guerre est enfin terminée, et laisse la place à la paix. Cleo a perdu son bébé, mais elle surmonte l’adversité et continue d’aller de l’avant. Ainsi va la vie.
Shantih, shantih, shantih.
LE MOT DE LA FIN
Roma est une perle poétique, autobiographie profondément intime et pourtant intimement universelle, une ode aux héros ordinaires, minuscules gouttes d’eau au milieu d’un océan fourmillant de vie. Mais dans le fond, qu’est ce qu’un océan, sinon une multitude de gouttes d’eau ?
Note : 8 / 10
« CLEO – J’aime être morte. »
— Arthur