Magazine Culture

(Note de lecture), André Bernold, J'écris à quelqu'un, par Paul Darbaud

Par Florence Trocmé

André Bernold  j'écris à quelqu'unQuand il rencontre pour la première fois Samuel Beckett en 1979, André Bernold n’a guère plus de 20 ans. S’ensuivra une longue relation, concrétisée en 1992 par la publication de son livre, L’amitié de Beckett, qui connaîtra un succès que d’aucuns durent alors qualifier de prometteur.
Car tout semblait dans ces années-là sourire au jeune normalien, qui devait aussi tisser des liens étroits avec Deleuze, Derrida, et bien d’autres encore, comme Hantaï, Baudrillard ou Cioran. Et s’il n’a cessé d’écrire (« Je ne suis écrivain que très accessoirement. Plutôt un graphomane »), on ne lira plus rien de lui, ou presque, à peine de loin en loin quelques articles dispersés dans des revues, rien de quoi vraiment percer un silence épais, vu d’ici. Avant que ne paraisse, en 2017 : J’écris à quelqu’un.
Inattendu pour le moins comme on l’aura compris, venu de nulle part, ce livre s’est fait il est vrai grâce à l’initiative très heureuse d’un de ses amis, Jean-Pierre Ferrini, qui a collationné et ordonnancé les nombreuses lettres que lui adressa Bernold, semble t-il sur une courte période. Et qui y vit possiblement un livre. Il s’en explique dans l’introduction, baignée de ce climat amical et électif qui ne quittera pas ce livre, et rarement préface ne fut plus pénétrante, chaleureuse et érudite. Préface, d’ailleurs située plus en avant du livre que de coutume.
Ce qui, en effet, surprend d’emblée dans cet ouvrage, c’est sa facture, assez pauvre il faut bien le dire, et ses abords étranges et touffus. Ainsi s’ouvre-t-il sur une vignette, avant d’offrir en page 2 la reproduction d’une citation de Paracelse, puis sur la suivante le titre, puis une partition, avant d’accéder enfin à la préface. À sa suite, plusieurs pages de dédicaces - dont une à la mémoire d’une amie disparue, d’un intense pouvoir de convocation : « Charon ! Rends-la ! » Mais le livre ne commence pas vraiment encore - pour notre plaisir de plus en plus aiguisé à découvrir un prologue avant un protocole - pas plus qu’il ne s’achèvera avec la table, que prolongeront un « index nominum » et un « index rerum », séparés par la reproduction d’une sculpture de Gottfried Honegger. Quelques pages manuscrites et de longs remerciements, avant les mentions d’usage, fermeront le livre. Nous n’oublierons pas l’épilogue, rencontré une soixantaine de pages avant la fin.
Vit-on jamais livre ainsi fait ? L’idée vient vite que nous sommes, par sa construction, sa présentation même, en face d’un objet qui excède ou déborde ce qu’est d’ordinaire un livre. Les premiers doutes se changent rapidement en la certitude de toucher à de rares parages littéraires.
Le charme irrésistible qui se dégage de ces pages ne cessera désormais plus d’opérer. Avec un art consommé Bernold dresse principalement une galerie de portraits, grâce à des dons très pointus de conteur, une façon neuve et particulière de révéler derrière les tensions et les ressorts d’une œuvre un homme inattendu, dans toute sa dimension sensible, présenté à l’aide de citations idoines ou de quelques traits singulièrement choisis. « Quand Beckett riait, ce qui, il faut le préciser, lui arrivait très rarement, c’était encore et toujours son silence qui se déployait ».
Il y a ces passages étincelants sur la prononciation de Deleuze, sur le bloc de papier rivé au tableau de bord de la petite voiture que Derrida conduit tout en y jetant notes et idées, ou sur l’échappée belle en compagnie de Baudrillard et Faye d’un congrès aux États-Unis (où Bernold enseignait) : « On a traîné toute la nuit, de bar en bar, les hôtes pour la nuit de nos deux conférenciers commençaient à s’affoler ». Autant d’impeccables anecdotes, qui invitent à reconsidérer fortement à la hausse leur pouvoir narratif et leur caractère exemplaire. On pense à Emmanuel Hocquard qui s’y employa de manière récurrente dans son inépuisable et magnifique Cours de Pise (1), avec une pertinente alacrité.
À côté de la philosophie qui occupe la place la plus considérable, il faut souligner les pages consacrées aux aphorismes du grand mathématicien René Thom (en voici un sur lequel méditer : « Tout ce qui est rigoureux est insignifiant »), à la numismatique comme à la peinture ou à la musique, à Bach avant tout : « C’est un chant qui s’élève d’une telle puissance, qui parle si clair le refus absolu de la mort, avec une netteté contrapunctique, un défi résolu à tout ce qui dans le monde est informe, grotesque, mauvais ». Ou à son propre sort, jusqu’à la description frontale de la plus noire dépression : « Ce qui est terrible dans mon cas, ce n’est pas l’altération, c’est la vitesse avec laquelle cette altération a eu lieu. En deux ans environ, j’ai vieilli de dix ans ».
On n’a pas souvent l’occasion de voir se déployer dans des directions aussi multiples une intelligence si vive et si détachée d’elle-même, qui n’a, pourtant destinée au plus brillant avenir, pas porté visiblement ses fruits, mais autrement et ce pour notre plus grand bonheur. Il n’est pas jusqu’à ce ratage presque total d’une vie qui ne soit magnifique : ses amours abîmées, ses séjours en hôpital psychiatrique, son encombrement pondéral, cette longue agraphie autorisant au final une œuvre aussi mince. André Bernold semble vouloir nous dire en creux que la survivance des souvenirs heureux, cette chance insensée ou ce talent à nouer autrefois de hautes amitiés, valent bien mieux et pèsent de plus de poids aujourd’hui que la santé enfuie, la solitude, le silence, le présent et ce qui s’annonce du monde à venir. On se prend à penser que jamais l’on n’a vu et lu de telles pages, où des fulgurances philosophiques sont émises sur ce ton de lucidité tragique mais un rien gourmande, et qui soient si stimulantes, si toniques et revigorantes.

Paul Darbaud

1- Emmanuel Hocquard, Le Cours de Pise, P.O.L, 2018
André Bernold, J’écris à quelqu’un, Fage éditions, 240 pages, 22 €
Sur le site de l’éditeur


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines