" Les discours sur la mobilité sociale sont pris entre deux mythes : la trahison et l'ascension. Qu'ils évoquent la figure du social-traître qui a fui sa classe d'origine plein de honte et gagné un à un ses galons, ou du self-man- made qui s'est fait tout seul, ils font abstraction des individus de chair et d'os qui effectuent le passage d'une classe à l'autre. L'imaginaire de la ligne droite nourrit le plus souvent une vision hagiographique du vainqueur suprême qui, malgré ses handicaps, a miraculeusement accédé au podium. On a vite fait de crier au génie, d'exalter ses talents et son mérite personnel. Or ce n'est pas une question de volonté. La trajectoire des transclasses est un processus bien plus complexe, qui met en jeu des conditions économiques et sociales, une histoire familiale, des rencontres affectives... Un ensemble de fils qui se nouent et se dénouent pour constituer une existence. Se pencher sur cette fabrique permet de rompre avec les clichés...
Les politiques nationales ont aussi une importance déterminante, comme le montrent les variations des statistiques selon les pays. Avec sept enfants d'ouvrier sur dix qui connaissent le même sort que leurs parents, la France est dans la moyenne. C'est dans les pays scandinaves qu'on trouve la mobilité la plus forte et aux États-Unis qu'elle est la plus faible; contrairement aux idées entretenues par le mythe de l' américan dream...
La plupart du temps l'école est un instrument de reproduction. Bourdieu a bien montré que les critères de sélection qu'elle met en place sont adaptées aux classes supérieures. Mais il arrive que l'école permette au contraire d'ouvrir les possibles. À travers la rencontre d'un élève avec un enseignant, elle peut devenir un instrument de liberté. Il y a des agents à l'intérieur du système scolaire qui ont à cœur de faire la courte échelle à leurs élèves, de les aider à s'émanciper, d'enrayer un système voué à la reproduction des élites...
Tant que l'ordre économique et social ne changera pas, la situation de l'enfant défavorisé dont les parents n'ont ni le temps ni les ressources pour l'aider restera identique. Et puis tous les transclasses ne le sont pas devenus grâce à la salle de classe. Il existe des parcours d'autodidactes, des cheminements sinueux, des bifurcations tardives, quand la culture et la lecture se mettent soudain à faire sens. Et c'est à des rencontres artistiques que beaucoup d'acteurs doivent leur trajectoire... Les voies de passage sont plurielles...
On peut se demander si la porte entrouverte à quelques transclasses ne risque pas de se refermer, à l'heure où les discours ambiants ne jurent que par davantage de "sélection", d' "excellence", de" prestige". Voire par l'autosélection hypocrite qui consiste à demander aux jeunes de faire des choix de plus en plus précoces alors que certains n'on,t pas les codes pour cerner les bonnes filières. L'excellence n'est au fond que l'autre nom de l'exclusion : s'il y a des premiers de cordée, c'est qu'il y a des médiocres relégués à l'arrière. Pour faire société, il faut porter chacun au maximum de ses capacités, plutôt que de se contenter de développer la puissance du peloton de tête"
Chantal Jaquet, extrait d'entretien pour Télérama 3603 du 30/01/2019