(Note de lecture), Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

On caractérise généralement le conte par trois éléments centraux : il raconte des événements imaginaires, voire merveilleux ; sa vocation est de distraire tout en proposant in fine une morale ; enfin il exprime une tradition orale multiséculaire et quasi universelle. S'il est à l'origine " populaire " et oral, il appartient désormais à la littérature savante, qui notamment a donné ses lettres de noblesse au " conte de fées ".
Des fées, dans le monde ici restitué par Jean-Claude Grumberg, il n'y en a pas, il n'y en a plus.
L'écriture naît dans les comptes et les contes - un papyrus égyptien datant du 12 e siècle avant Jésus-Christ a conservé ce plus ancien des contes, intitulé Deux frères. Ce conte-ci fait, terriblement, les comptes. Il est en effet suivi d'un " Appendice pour amateurs d'histoires vraies " qui multiplie les données chiffrées : les trains vus et attendus par l'héroïne, " pauvre bûcheronne ", sont des convois numérotés qui partirent de France à des dates précises en transportant près de mille victimes à chaque fois. Entre quatre et six survivants de ces convois échappèrent en moyenne aux chambres à gaz. Ces chiffres, et les noms " réels " qui se cachent derrière les périphrases (" le faux coiffeur ", père des jumeaux, et " la plus précieuse des marchandises ", l'une des jumelles qui sera recueillie par le couple de bûcherons), on les trouve dans le Mémorial de la déportation des juifs de France établi par Serge Klarsfeld. Abraham et Jeanine revivent grâce à la plume d'un écrivain qui choisit une forme brève et typique, celle du conte populaire, pour rappeler combien la vie humaine est " la plus précieuse des marchandises ". De celles, justement, qu'on ne marchande pas, pour lesquelles aucun " prix " n'est envisageable.
Soit, donc, un récit composé de vingt chapitres brefs. Récit qui fait se croiser deux mondes : celui du conte, non daté, rédigé au présent, comportant des personnages archétypaux et anonymes (un couple de bûcherons pauvres, des camarades, traîtres et malveillants, un brigand généreux à la tête cassée et sa chèvre nourricière, et tout le peuple des " sans-cœur "), des lieux emblématiques (un bois, une cabane, une clairière) et celui du récit historique, rédigé aux temps du passé, avec dates, noms propres, mention de lieux et de pays, et un héros dont on ne sait pas s'il est fou ou raisonnable, puisqu'il choisit d'abandonner pour offrir à qui s'en saisira un de ses jumeaux âgé de quelques jours alors que lui et toute sa famille sont prisonniers d'un train qui les mène au four crématoire. L'Allemagne nazie et sa politique raciale ainsi que la France collaborationniste conduisent à faire le constat suivant : si ce brillant médecin, père de jumeaux, doit renoncer à sa profession pour tenter de survivre comme coiffeur à Drancy puis dans les camps de la mort, s'il doit arracher l'un de ses enfants à sa propre épouse pour espérer le sauver en en faisant un " paquet " lancé à travers une lucarne, c'est, rapporte non sans ironie le narrateur, parce qu'il est " inutile de couper les cheveux en quatre et de chercher à comprendre, il n'y a[vait] plus rien à comprendre ". Le logos est peut-être insuffisant pour rendre compte de tout ce dont est capable l'espèce humaine, du côté du mal comme du côté du bien. Mais peut-être que le mythe, lui, c'est-à-dire la fiction et la distanciation, permet de témoigner d'un désir de vie, d'un amour pour le vivant qui, parfois, a pu sauver le plus fragile et le plus ténu. Jeanine et son frère jumeau, nés le 9 novembre 1943, ont été déportés à l'âge de 28 jours dans le Convoi numéro 64. Ils ne sont jamais revenus. La voix du conte, elle, sauve Jeanine : le nourrisson deviendra, grâce à cette " pauvre bûcheronne " qui prie les présentes forces de la nature plutôt qu'un Dieu absent, une petite fille aimée et joyeuse, qui, à l'Est, sera consacrée " pionnière d'élite ", et croisera même son père ex-coiffeur, dont " on dit " qu'il est devenu un pédiatre remarquable.
Du conte, donc, Jean-Claude Grumberg garde certains motifs structurels : la foi et la bonté sans faille de certains personnages, mais aussi la cruauté et le sadisme d'autres individus. On retrouve ici des obstacles, des adjuvants, des péripéties, des décors familiers, et surtout la relation d'une quête qui ne fait pas l'économie d'épreuves extrêmement dures pour parvenir à son terme. La violence est dite et montrée, les crânes sont fracassés, le sang coule et gicle. La morale, aussi, est prononcée : la vie humaine est le seul objet sacré qui soit. " Nul ne peut rien gagner en ce bas monde sans consentir à y perdre un petit quelque chose, fût-ce la vie d'un être cher, ou la sienne propre. " Ce que certains veulent appréhender comme objet marchand, d'autres y voient un cœur et un corps objets d'attention et d'amour infinis. " Les sans-cœur ont un cœur. Les sans-cœur ont un cœur comme toi et moi. [...] Petits et grands, les sans-cœur ont un cœur qui bat dans leur poitrine ".
Pour finir, le narrateur, intervenant malicieusement dans son récit, précise que sa fable ne peut s'achever sur une saisie définitive du destin de cette " marchandise " ô combien précieuse devenue jeune fille rayonnante et aimée. D'une certaine façon elle survit et vit dans la langue dépouillée et travaillée de Jean-Claude Grumberg - qui joue par exemple beaucoup sur les répétitions ternaires afin d'oraliser la narration. Cependant on ne saura jamais si son père l'a retrouvée, pas plus qu'on ne saura dans quelles circonstances précises le camp d'extermination l'a très probablement assassinée avec son frère, sa mère et, peut-être même, son père.
Anne Malaprade

Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises, Un conte, " La Librairie du XXI e siècle ", Seuil, 2019, 128 p., 12€.