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(Note de lecture), Benoît Casas, Précisions, par Jean Renaud

Par Florence Trocmé


Un dessein farouche et extravagant

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Quoiqu’il n’invente pas cette façon de constituer un livre – il rend hommage, dans une note finale, à Gérard Wajcman, « inventeur d’un genre », et on pourrait aussi songer à Olivier Cadiot – , Benoît Casas ne suit pas moins, dans Précisions, et pour reprendre l’une des formules qu’on y trouve et qui est de Montaigne, « un dessein farouche et extravagant ».
Précisions, dit la quatrième de couverture, « est écrit intégralement à partir de matériaux prélevés dans les notes en bas de page de très nombreux livres ». Le texte est ainsi fait de fragments de notes, simplement copiés, de citations étroites – citations qui, souvent, sont elles-mêmes des citations. Citations, faut-il ajouter, non pas destinées à faire preuve, comme veut l’usage ordinaire, mais détachées de l’objet (du livre) qu’elles commentent, et comme flottantes. Ces fragments, tirés d’ouvrages que nous reconnaissons ou non, sont diversement énigmatiques, d’apparence quelquefois absurde. Ils sont numérotés de 1 à 2458, à raison de deux à dix par page, les pages étant au nombre de 366, comme les jours d’une année bissextile. Ils sont constitués d’un mot ou de quelques lignes, tantôt morceau de phrase tantôt phrase complète, mais traités de façon strictement égale, compris entre majuscule et point.
Rebuts, donc, et doublement. Puisque morceaux détachés, restes discontinus de discours qui sont eux-mêmes, en tous les sens, marginaux (marges du texte commenté, bas de page, petits caractères, objets d’une attention intermittente ou simplement négligés). Ou déchets, comme suggère le fragment 171 : « Ils se sentent irrésistiblement attirés par les déchets »
Il semble, de ce livre, qu’on puisse faire deux lectures.
On songe, d’abord, devant ces fragments, simplement rangés les uns à la suite des autres, soustraits à toute hiérarchie, à toute continuité autre que celle qu’assure la numérotation, à ce personnage dont a souvent parlé Emmanuel Hocquard, l’archéologue Montalban. « Il avait sous ses ordres un certain nombre d’ouvriers terrassiers. À chaque pelletée de terre ou de sable, ils triaient, comme des pêcheurs dans leurs filets, les tessons de céramique, les pièces de monnaie, les morceaux de fresques, les objets en verre, les clous en bronze, les bouts de brique ou de pierre, les bijoux, etc. » Faute de pouvoir, à partir d’eux, reconstituer le moindre objet, ils en faisaient seulement, avant de les rendre aux sables, des tas, ou bien les étalaient, de façon provisoire, sur de longues tables à tréteaux au bord de l’océan. Mais ce moment était, pour l’enfant Hocquard, celui d’un émerveillement, d’une pensée neuve : étrangers au temps (au rassemblement archéologique), soustraits par conséquent à la signification, fût-elle douteuse ou partielle, ils étaient simplement présents, et, comme tels, inépuisables. Quoique les fragments qui constituent Précisions soient le produit d’une décision, et non d’une pure rencontre, on peut éprouver devant eux la même surprise, peut-être le même émerveillement. Non pas celui que peut causer, prise isolément, telle ou telle citation (ce serait retrouver l’usage ordinaire de la citation), mais celui qu’offrent la simple contiguïté, l’incomplétude, la profusion, l’abandon du sens (de l’obligation du sens) – « l’immense désordre des choses » (fragment n° 83).
Lu de cette façon, Précisions nous donne idée – comme seule la littérature, parmi tous les écrits, peut le faire, quoiqu’elle préfère aller, généralement, à la continuité et au plein de sens – de l’insignifiant. Celui, en l’occurrence, qui guette cette part du réel qu’est le réel verbal, écrit, imprimé – et qui est, comme tout le réel, une fois écartés les récits et les thèses qui l’assujettissent, inépuisable, fascinant. Par le même mouvement, dans ce livre, notre langue, les phrases qui la composent, mêlées à d’autres, venues d’autres langues, se mettent – hors de tout chant, de tout effort au style (syntaxe détournée, fantaisies lexicales…) – à vivre de manière bizarre, intermittente, fluide et crispée à la fois, obscure, agile, gaie.
Mais on peut lire ce livre d’une manière différente. Il faut insister alors sur l’intention précisément matérialiste. Telle que la suggère la double épigraphe, principalement la phrase de Lucrèce. Car non seulement la suite de fragments, qui tombent, les uns à côté des autres, dans le vide, le blanc de la page, peuvent être comparés aux atomes. Mais le lecteur – à qui, de surcroît, la quatrième de couverture enjoint de voir, en Précisions, un « livre du montage » – fait jouer le clinamen. Il opère, de lui-même, selon son savoir, des rapprochements, fussent-ils fragiles, éphémères. Il reconnaît, sous la dispersion, des séries, autour de certains noms, certains gestes, certains lieux. Et ces séries, en outre, par une sorte de surdétermination, touchent, le plus souvent, des objets qui ont eux-mêmes rapport à la pensée atomiste. Exemples : la série « Mallarmé » se rapporte au hasard et à la divagation ; la série « Boulez » au hasard ; la série « romantiques allemands » à l’écriture fragmentaire ; la série « psychanalyse » (Freud, Lacan) au rêve et au mot d’esprit ; la série « présocratiques » aux fragments encore, ainsi qu’aux notes infinies dont ils sont l’objet. Ajoutons la série « labyrinthe » et la série « révolution ».
Ainsi est-il possible d’affirmer, comme on lit sur la quatrième de couverture, que « de cette suite de notes disparates s’esquisse une pensée ». Laquelle, certes, n’est pas l’objet d’un traité savant, argumenté, continu, choisissant de seulement s’exposer (au sens le plus étroit du mot), s’éprouver, se mimer, se représenter dans l’écriture. Mais qui prend place, néanmoins, et de façon insistante, dans une très ancienne et très profonde tradition philosophique. À distance, donc, de cette autre pensée que nous avons décrite plus haut, plus légère, hostile à toute idée de profondeur, et consistant, si l’on peut dire, en un regard simple porté sur la surface du monde, son désordre, son opacité précieuse, ce qu’il a d’insensé et d’évident à la fois.
On observera pour finir, à l’attention de ceux qui apprécient tous effets de mise en abîme, de commentaire du livre inclus dans le livre, que nombre de fragments, d’évidence choisis pour cette raison, décrivent (ou du moins y font allusion) le mouvement par lequel se constitue le livre, les principes auxquels il s’assujettit. Aux phrases déjà citées, ajoutons-en quelques-unes : « C’est aussi l’effacement du statut de l’artiste en tant que créateur singulier dont il est question ici » (n° 222) ; « Une pratique de la collection » (n° 202) ; « S’espace et se dissémine » (n° 1301) ; « Poème-puzzle » (n° 906).
Il reste à constater deux paradoxes. En premier lieu, ce livre trouve, au bout du compte, sa forme, sa consistance. Des rebuts de rebuts, il a été fait œuvre. En second lieu, pareil ouvrage appelle, d’évidence, une édition annotée, laquelle établira l’origine des citations, les œuvres auxquelles elles se réfèrent, et tous les rapprochements possibles — en un mot donnera toutes les précisions auxquelles, selon sa fantaisie, son désir, se reportera ou non le lecteur.
Jean Renaud

Benoît Casas, Précisions, Éditions Nous, 2019, 384 p., 22€.
On peut lire quelques extraits de ce livre dans l’Anthologie permanente de Poezibao


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