Un des arguments majeurs des partisans des cryptodevises (bitcoin, ether…) serait l'élimination des intermédiaires et autres tiers de confiance qu'elles autorisent. La mésaventure (certes caricaturale) qui affecte actuellement les utilisateurs du site de change QuadrigaCX offre une occasion de questionner la réalité de cet avantage supposé.
Comme beaucoup d'autres plates-formes d'achat-vente de cryptodevises à travers le monde, QuadrigaCX propose à ses utilisateurs de conserver leurs fonds virtuels dans des porte-monnaie déconnectés (« cold wallet »), pour plus de sécurité. Ils ne savaient hélas pas, jusqu'au décès du fondateur de l'entreprise en décembre dernier, que celui-ci était l'unique détenteur des clés d'accès à leurs actifs. Résultat, l'équivalent d'environ 250 millions de dollars canadiens est aujourd'hui bloqué et peut-être perdu à jamais.
Au-delà de l'erreur de conception stupide (ou de l'escroquerie que certains y voient), cette affaire révèle au grand jour la dérive de l'idéologie initiale du projet bitcoin et de ses avatars. En effet, si Satoshi Nakamoto, son inventeur, l'imaginait remplaçant par un algorithmes les intervenants indispensables au fonctionnement d'une monnaie traditionnelle (à commencer par les banques centrales), l'immense majorité des créateurs de startups du secteur cherchent à re-définir et s'approprier un rôle d'intermédiaire.
Qu'il s'agisse des outils de change, des solutions de stockage, des (innombrables) applications utilisant la blockchain Bitcoin ou Ethereum pour enregistrer des informations diverses et variées…, tous n'ont qu'un seul et même objectif : prendre le contrôle d'une partie de la chaîne de valeur dans les transactions. Et, après tout, comment leur reprocher ? Là réside le moyen le plus facile et le plus rapide de créer un modèle économique viable autour d'une technologie qui fait rêver mais reste insaisissable.
La conséquence de cette situation est que bon nombre de détenteurs et utilisateurs de cryptodevises dépendent d'organisations tierces pour leurs usages. Ce ne serait pas un drame en soi si les intéressés étaient conscients de l'abandon de souveraineté qu'ils consentent ainsi sur leurs avoirs, tandis que, au contraire, beaucoup persistent à croire à la promesse originelle de désintermédiation. Et que penseraient-ils alors des pratiques incontrôlées et encore peu réglementées de ces nouveaux opérateurs, à qui ils accordent implicitement leur confiance, s'ils les analysaient objectivement ?
Outre la prolifération probablement inévitable d'intermédiaires semblant dénaturer les fondations libertaires du concept de cryptodevise, ne devrait-on pas aussi s'interroger (avec Galen Moore, sous un angle différent) sur la capacité de l'être humain, social par essence, à transférer sa confiance d'une entité « incarnée » vers des algorithmes, surtout sur un sujet financier ? N'y aurait-il pas plutôt, presque automatiquement, un besoin irrépressible de revenir à un schéma de responsabilité classique, donc rassurant, qui mettrait à bas tous les espoirs de révolution de la relation à l'argent ?