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(Note de lecture), Agnès Rouzier, Lettres à un jeunee Allemand, par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Par Florence Trocmé


Agnès Rouzier  Lettres à un jeune allemand« Je vous prie de m’envoyer un mot tout de suite. Voilà une enveloppe déjà préparée. Jetez-là à la boîte et mettez un seul mot dedans ». Lettre de James Joyce à Martha Fleischmann (décembre 1918).
Jadis les lettres étaient encore cachetées et scellées d’un sceau en cire. Par elles on pouvait dépêcher quelqu’un en messager qui ignorait tout de leur contenu et assurait ainsi la clandestinité de leur envoi. Certaines, par décret royal, avaient même pouvoir de vie ou de mort. D’autres étaient écrites pour ébruiter une passion, ou au pire dissimuler une liaison qu’on jugeait coupable. D’autres encore comme celles de Spinoza étaient conçues pour mettre quelqu’un dans le secret d’abstruses spéculations. Et sans remonter jusqu’à la correspondance de Madame de Sévigné, l’art épistolaire était encore à l’honneur avec Jean Paulhan qui n’aurait pas hésité à dire qu’il confère à la littérature ses lettres de noblesse. Et sans doute dut-il briller encore de ses derniers feux avant que cendres ne s’en suivent en compagnie de Jacques Derrida qui se commit avec La carte postale à écrire des lettres-missives envoyées en aveugle, et au fort d’une liaison amoureuse cryptée de part en part. Mais aujourd’hui, à l’heure du numérique, les lettres ne sont plus que lettres mortes, toutes juste bonnes à être remisées, à titre de choses défuntes, au rebut de quelque Dead Letter Office. On ne converse plus guère avec elles, à défaut de quoi nous restent des mails ou des lettres de rappel, ou des faire-parts de naissance et de décès. Quant au pacte intime qu’elles avaient pour vocation de sceller entre deux êtres, il se négocie dorénavant plus que par SMS. À peine oserait-on encore attendre d’une lettre une mise à nu effectuée sous le sceau de la confidence. Quelque aveu via lequel l’on se livrerait aveuglément à l’autre, en le prenant à témoin de ce qu’on lui confie et dont il aura la sauvegarde. Vu que toute lettre, déjà par son envoi, reste une trace irrécusable de survie. Au-delà de sa destination, elle fait signe d’un destin. Ce dont témoigne la publication, à titre posthume et quasi confidentielle, des Lettres qu’Agnès Rouzier dut envoyer de 1964 à 1969 à un Jeune Allemand avec qui elle noua une liaison tant épistolaire qu’amoureuse au cours de laquelle tout fut à la fois noté et joué - en duo ou en duel - comme dans une partition musicale. De leurs échanges, les lettres qu’il lui adressait ont disparu, alors que celles qu’il recevait d’elle ont été précieusement conservées, tout comme le manuscrit d’un récit intitulé Hélène, et que Georges Lambrichs envisageait de publier dans sa collection Le Chemin chez Gallimard. Quant au Jeune Allemand à qui ces Lettres sont adressées, il devint par la suite un linguiste-informaticien, doublé d’un écrivain-traducteur qui fonda les éditions AQ-Verlag à Saarbrücken où il vient d’accueillir depuis peu et à quatre reprises cette méconnue des annales littéraires qu’est et reste Agnès Rouzier, morte en 1981. On sait qu’elle ne publia de son vivant qu’un seul livre intitulé Non, rien, et qui fut salué en 1974 à sa parution par des voix aussi prestigieuses que celles de Blanchot, Deleuze et Barthes. Un livre cru, où l’on sent la rage toute animale dont nous doue parfois le sexe dès qu’il est vécu à hauteur de mort, comme le préconisait Georges Bataille. Un livre hagard aussi, fait d’interjections et d’invectives, et qu’A.R. a dut écrire en sismographe, dans l’exact prolongement de ses nerfs, et au risque d’y laisser sa peau. Un livre qui aurait pu tout aussi bien s’intituler Oui, tout. Car tout restait à ses yeux envisageable, rien n’étant à exclure, ni l’union d’un oui, ni la rupture d’un non, ni même l’inconciliable dès qu’il y va d’une liaison amoureuse. 
Si le Jeune Allemand, qui est devenu entre-temps l’éditeur et le traducteur attitré d’A.R., s’est résolu à publier ces 248 Lettres, ce n’est en rien dans un esprit de profanation. Ce qu’il nous livre est un document, et qui lui restait à mettre à jour. Le format livresque A4 qu’il dut choisir est similaire du reste à celui d’une lettre. Et on pourra encore noter qu’une grande partie de ces lettres sont écrites sur du papier à en-tête. Certaines sont manuscrites, d’autres dactylographiées. Elles relatent l’initiation à laquelle tout lien amoureux en appelle, et qui se solde que trop souvent par une rupture entre les protagonistes dès qu’ils enfreignent ou ne se plient pas aux règles d’un jeu qui leur échappe le plus clair du temps.

Siegfried Plümper-Hüttenbrink
Agnès Rouzier, Lettres à un Jeune Allemand (1964-1969), éditions AQ-Verlag, édition française de 248 lettres avec des extraits d’un roman inédit intitulé Hélène), 2018, 144 p., 26,5 x 16 cm, 23,90 euros (frais de port inclus, commande possible depuis la France sur aq-verlag.de/lettres)
À titre indicatif, on peut prendre connaissance d’extraits de ces Lettres en cliquant sur ce lien.
On notera enfin pour mémoire une bibliographie des livres disponibles à ce jour d’Agnès Rouzier en français et en allemand.
Non, rien. Éditions Brûlepourpoint, 2015, 142 p., 15€
Dire, encore. Éditions Brûlepourpoint, 2015, 174 p., 15€
CCP 31, « Dossier Agnès Rouzier »,
Centre international de poésie Marseille
Briefe an einen toten Dichter, (Lettres à un écrivain mort), Saarbrücken, AQ-Verlag, 2017, 82 p., 8,90 . (Version disponible aussi en eBook)
Nein, nichts, (Non, rien), Saarbrücken, AQ-Verlag, 2018, 124p.,18,90 €. (version disponible aussi en eBook)
Till Neu, Sept images pour Agnès Rouzier, Saarbrücken AQ-Verlag (numérotés et signés 1/100, format 20 x 25 cm, avec 17 feuilles), 2017 55€.


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