Le débat engagé avec Olivier, sur la problématique du centre de gravité en conflits asymétriques/irréguliers, se poursuit, notamment à travers sa réponse publiée hier et sur laquelle je reviendrais bientôt.
Dans le cadre de cette discussion, on se souvient que j’avais abordé le concept du raisonnement tactique selon l’effet majeur, l’opposant à celui de centre de gravité. A ce sujet, le général (2S) Jean-Pierre Gambotti m’a fait parvenir un courriel où il me signale l’un de ses articles, publié dans la revue Héraclès N° 24, qui revient sur ces deux notions. C’est donc afin d’apporter un nouvel éclairage au débat, et avec l’aimable autorisation de son auteur, que je reproduis ici son texte en le remerciant pour sa confiance et son intérêt.
Bonne lecture.
DE L’UNIFICATION DES CONCEPTS : LE CENTRE DE GRAVITE ET L’EFFET MAJEUR, UNE CONTRIBUTION AMERICAINE
Si je gouvernais je commencerais par rétablir le sens des mots. (Confucius)
Dans le domaine de la guerre où la pensée est ordres etles ordres sont action, la sémantique tue aussi sûrement que les armes. Et si l’apophtegme de Confucius prend ici toute sa force, c’est que les lexiques militaires ne sont pas de vulgaires dictionnaires, mais des thésaurus de l’action. L’actuelle absence de notre notion nationale d’effet majeur dans la méthodologie interarmées et la suprématie corrélative de la notion de centre de gravité proviennent à la foisde notre appréhension hésitante des théories de l’action et d’une critique molle du concept clausewitzien de centre de gravité tel qu’il nous fût imposé par la culture stratégique dominante. Dans une étude récente[1], le Lieutenant-Colonel Antulio Echevarria, (US Army)stratégiste reconnu,rétablit le sensdu centre de gravité et offre l’opportunité de poser enfin le principe de l’unicité des concepts : le centre de gravité et l’effet majeur ne sont qu’un. Vérité -a posteriori- d’évidence, qui met un terme à une belle logomachie franco-française et qui ouvre incontestablement la voie de la convergence dans la conception des opérations.
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L’hégémonie du centre de gravité
Dès lors que nos états-majors nationaux se sont rapprochés des états-majors de l’OTAN et ontcollaboré très étroitement sur les théâtres d’opérations extérieurs, notre méthode de raisonnement des opérations s’est trouvée en compétition avec la méthode américano-otanienne. Ce faisant, et pour être direct, l’école française considérant l’ardente obligation de l’interopérabilité a abdiqué ses concepts fondamentaux au bénéfice de la logique américaine. Notamment l’effet majeur, concept cardinal de la manœuvre à la française, en concurrence avec le conceptclausewitzien de centre de gravité, a cédé la place. Mais cette substitution a créé le trouble chez nos opérationnels, et la migration intellectuelle du « B3 » au « G5 » a été difficile,car dans la méthodologie et la conduite des opérations à la française, l’effet majeur, élément central de l’idée de manœuvre, est aussi le fil rouge garantissant l’unicité de la manœuvre dans sa conception et sa conduite, du haut commandement tactique aux entités élémentaires.Cet ordonnancementhiérarchique gigognedes « buts à atteindre » et des « effets majeurs » dans les idées de manœuvre descendantes estle chef d’œuvre et la clef de voûte de notre méthode nationale de conception et de conduite des opérations.
De ce fait, tout opérationnel qui a servi sous commandement otanien ou américain a été confronté à l’exercice délicat de décliner les Campaign Plans, Oplans ou Ops Orders en ordres nationaux, la difficulté portant notamment sur le centre de gravité clausewitzien pour ne pas évoquer l’écueil de Jomini, ses points décisifs et ses lignes d’opérations, concepts plus solubles dans l’approche française.
Pour mesurer la difficulté de transposition de la notion de centre de gravité dans la logique nationale il faut en venir à la définition de la documentation [2] actuellement en vigueur et à son usage. Le centre de gravité est défini comme les « caractéristiques, capacités ou situation géographique dont un pays, une alliance, une force militaire ou toute autre entité tire sa liberté d’action, sa puissance ou sa volonté de combattre. En bref, est centre de gravité « ce qui donne la force » ou« source de la puissance », et la méthode de poursuivre que : « l’action vers le centre de gravité de l’adversaire (…) pourra être directe (par exemple dans le cas d’un rapport de forces extrêmement favorable) ou indirecte en agissant sur ses vulnérabilités critiques.Pour être pertinent et être utilisé de manière optimale le centre de gravité doit être défini avec plus de précision et le planificateur doit rechercher :
-les capacités essentielles : ce sont les aptitudes du centre de gravité qui expliquent pourquoi il a été retenu comme tel dans le contexte de la planification en cours ;
-les exigences fondamentales : ce sont les conditions, ressources et moyens indispensables à chacune des capacités essentielles pour être pleinement efficaces ;
-les vulnérabilités tactiques : ce sont celles des exigences fondamentales qui présententdes faiblesses exploitables et sont donc vulnérables, c’est à dire celles qui peuvent être attaquées avec succès(…) »
De ces vulnérabilités tactiques sont déduites les taches à accomplir- qui seront déclinées successivement par les échelons subordonnés-ouvrant l’accès au centre de gravité de l’adversaire.Mais comme on le constate, le « quoi ? » et le « comment ? » c’est à dire l’approche tactique globale dans son acception manœuvrière n’est que partiellement envisagée. Seule estproposée une « action directe ou indirecte », ce qui n’est pas une alternative très féconde pour l’action, c’est à dire qu’elle ne pousse pas à l’imagination d’un éventail de modes d’action originaux, différenciés et efficaces. De surcroît cette approche par le centre de gravité est une approche par les capacités et non par les effets ce qui confirme sa moindre efficacité si l’on considère que les EBO permettent de meilleures performances. Mais pour parler vrai, l’élaboration d’un concept d’opérations de qualité, c’est à dire permettant d’atteindre l’objectif stratégique ou opératif, nécessite depuis la fusion de la méthode française avec le GOP, l’hybridation des approches relatives au centre de gravité. C’est à dire, pour être encore plus précis et concret, que le « je veux » des idées de manœuvre élaborées actuellement par nos états-majors, contient nécessairement un effet majeur, fût-il implicite et non-nommé.
Attaquer le centre de gravité par ses vulnérabilités, comme le propose la méthode otanienne, est en fait une manière subliminale et oblique de considérer que la « manœuvre » est nécessaire. Les officiers français qui oeuvrent dans les groupes de planification et les centres d’opérationsne peuvent qu’être insatisfaits de cette façon minimale de penser la guerre, il était temps de faire bouger les lignes…
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Le retour de l’effet majeur
Enfin Echevarria vint ! Et la révision de la grammaire des opérations a été abordée par le bon bout, c’est à dire par l’approche confucéenne, le rétablissement préalable du sens des mots. En l’occurrence Echevarria revisite la traduction du « De la guerre » de Clausewitz et notamment le concept de centre de gravité, ce qui permet de remettre, de manière éclatante, l’effet majeur au cœurde l’idée de manœuvre.
S’appuyant sur des compétences avérées de Clausewitz en mécanique et sur une analyse approfondie des pages relatives au centre de gravité, Echevarria réfute l’interprétation des exégètes américains de l’essai de Clausewitz -fondateurs, rappelons-le, de l’école américaine- qui se sont appuyés, selon lui, sur une traduction approximative du « De la guerre ».[3] L’idée que le centre de gravité est une force dont un Etat ou une armée tire sa puissance est pour Echevarria une notion erronée. Dans une démarche experte et convaincante il reconstruit entièrement la notion de centre de gravité. Pour faire simple, il considère que toutes les forces issues des capacités essentielles d’un pays ou d’une force armée, constituent un ensemble ousystème de forces agissant de concert, et que le centre de gravité de l’entité concernée, pays ou force armée, doit être compris comme le lieu de la force[4] agrégeant toutes les forces agissantes de ce système lui conférant, sa dynamique, son effet résultant, voire sa synergie. Porter un coup sur le centre de gravité c’est mécaniquement déséquilibrer et disloquer le système.
Cette nouvelle définition du centre de gravité, si elle ne remet pas en cause la logique générale de la méthode de planification interarmées, nécessite de s’interroger sur la réintégration et la nouvelle pertinence du concept d’effet majeur dans cette méthode et dans les méthodes déclinées. En effet si dans l’approche otanienne du centre de gravité, « quelle est la source de la puissance de l’ennemi ? » est une question caduque selon Echevarria, pouvoir déterminer la force qui fédère l’ensemble des capacités essentielles du système et qui si elle est contrariée ou neutraliséeentraîne la désagrégation de ce système de forces, réhabilite formellement et explicitement le concept de l’effet majeur. La formule simpliste rapportée par Echevarria d’un stratège américain « pour casser une table il est préférable de dissoudre la colle que de s’attaquer aux pieds », illustre à la fois le retour de l’effet majeur et la suprématie des opérations basées sur les effets.
Pour consolider son étude Echevarria propose quelques exemples, celui relatif à Al Qaidaest certainement le plus éclairant, peut-être parce que contemporain.
Plusieurs éléments, capacités essentielles, contribuent à la puissance d’Al Qaida : Ben Laden lui-même,son organisation en réseau, le caractère mondial de son combat, l’engagement et la ferveur de ses membres… Pour Echevarria aucune de ces forces prises individuellement ne peut constituer le centre de gravité. Définir le centre de gravité, c’est déterminer, circonscrire, identifier la force qui fédère les capacités essentielles d’Al Qaida. Echevarria nomme cette force d’agrégation « the hatred of apostasy », « la haine de l’apostasie » c’est à dire la haine que les membres de la « base » portent aux musulmans -états, organisations ou individus- qui collaborent avec les occidentaux. Pour abattre Al Qaida, il faudra agir sur ce sentiment de haine dont la résorptiondisloquera le système de forces constitué par ses éléments de puissance du système. Reste les modes d’action !….
Cet exemple est doublement probant. Outre la nouvelle approche du centre de gravité il conforte l’hypothèse de l’assimilation centre de gravité/effet majeur : annihiler la force « centripète » qu’est « la haine de l’apostasie » pour rendre inopérant Al Qaida est un effet majeur irréfutable dans la conduite de cette guerre.
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Pour conclure cet appel sommaire à la réhabilitation de l’effet majeur il faut insister sur le fait que si la pertinence de ce concept semble à nouveau incontestable grâce à une extrapolation mineure du travail d’Echevarria, il s’inscrit aussi dans lamodernité des opérations en plaçant le centre de gravité dans la démarche des opérations basées sur les effets.
Rappelons aussi que dans un conflit la victoire appartiendra toujours à celui des belligérants qui « pensera la guerre » avec la plus grande sagacité, c’est à dire celui qui disposera de la meilleure« machine à concevoir les opérations ». En conséquence, nos stratèges opérationnels devraient exploiter plus avant l’excellente thèse d’Echevarria, pour une indispensable mise à jour de notre Méthode de planification et précisément du concept effet majeur/centre de gravité et de son processus d’élaboration. Mais aussi il serait judicieux qu’ils assurent une veille méthodologique destinée à optimiser en permanence notre outil de raisonnement et de planification des opérations, démarche intellectuelle vitale et peu coûteuse dans un monde fécond en stratégies les plus imprévues.
Echevarria a fait la trace mais il n’est pas indispensable d’être toujours second….
Général (2S) Jean-Pierre GAMBOTTI
[1] Clausewitz’s center of gravity : it’s not what we thought -battle strategy.
Lieutenant-Colonel Antulio J. EchevarriaIIhttp://findarticles.com
[2] Méthode de planification des opérations. PIA-05.401
[3]La traduction française sur ce sujet précis est elle-même quasiment incompréhensible !
[4]Nommée « centripète » chez Echevarria