Les éditions Actes Sud rééditent, en un fort volume de 840 pages, les Œuvres poétiques de Jean Sénac.
Légende
Maçon, je pourrais bien essayer de l’être.
Les pierres ne manquent pas ici.
Il suffit de s’habituer aux chardons bleus, aux chardons jaunes, il y en a de mille espèces.
Mais il ne pleut jamais.
Jamais non plus n’émerge le soleil.
Terre froide et aride.
Il suffirait d’un peu de salive, et même cela nous fait défaut
samedi 4 février 1961
L’adret
La solitude n’est pas une arme, elle est la mort.
Vous comprenez pourquoi je cogne, pourquoi je m’agrippe à ces corps
qui passent.
Une caresse contre ma vie !
Allez courir après cette eau qui casse !
Allez vous baigner dans tout ce verglas !
Il n’y a rien ce soir que des regards qui se croisent très vite,
des mains qui se désunissent, surprises,
un hiver qui dresse ses quartiers.
La solitude n’est pas une arme
dimanche 5 février 1961
Pardon à René Char
mon maître, tandis que je coule
vers Armand Sully Prudhomme
Un grand poète se remarque à la quantité
de pages insignifiantes qu'il n'écrit pas. Il a
toutes les rues de la vie oublieuse pour distri-
buer ses moyennes aumônes et cracher le
petit sang dont il ne meurt pas.
R. C.
1
Cette écritoire, cette fresque,
Pour tout dire ce drap sale,
Fallait-il en faire la voile
De mon radeau amiral ?
Et cette plaie mauresque
Fallait-il en faire un blason
Au lieu d'aller à l'hôpital
Guérir ou presque ?
Fallait-il ouvrir mes poubelles
Avec ces morceaux de cervelle
Plus ou moins blancs
Et ces syllabes qui se traînent
Comme des chiennes
Vers l'horizon ?
2
La colère et le tact,
Cet éclair dans un bol,
Ce volcan tenu exact,
Cet équateur dans ce pôle.
Tout Rimbaud, tout Antonin
Dans l'aphorisme sans transe.
Et moi dans tout mon purin :
"Qu'est-ce que René Char en pense ?"
Ai-je truqué le mystère
Douce poésie malade ?
Pourra-t-il dans cette terre
Encore pousser un arbre ?
C'est bien mauvais (oui Robert),
Certains disent que ça sent,
Il aurait suffi pourtant
D'ouvrir le balcon sur la mer...
J'habite une cave.
3
Qu'es-tu, arbre à la renverse, Racine moelle et sang
De l'éclair arborescent ?
4
Silence.
Jean Sénac, Œuvres poétiques, réédition, préface de René de Ceccatty, postface de Hamid Nacer-Khodja, Actes Sud, 2018, 840 pages, 29€, pp. 378/379 et 677/678
Dans Poezibao
bio-bibliographie, ext. 1
Prière d’insérer d’Actes Sud :
Déjà éditeur de trois recueils du poète — Dérisions et Vertiges (1983), Le Mythe du sperme-Méditerranée (1984) et Poèmes (1986) — les éditions Actes Sud décident, en 1999, de rassembler dans un même volume, outre ces trois titres, les textes poétiques de Jean Sénac parus chez différents éditeurs.
En rééditant cet ouvrage essentiel, il s'agit de donner à ré-entendre la voix du grand poète pied-noir, algérien, homosexuel, ami d'Albert Camus et de René Char, dans tous les registres que sut déployer sa langue âpre et forte. Hugolâtre à douze ans, verlainien à dix-sept, Jean Sénac devait par la suite s'employer à trouver, issue du symbolisme et des théories nouvelles - Apollinaire et le surréalisme -, une expression artistique personnelle, de forme classique quoique très indépendante, recherche qu'il qualifiait de "crucifixion permanente de soi", tribut à payer au "don maudit" de la poésie, conçue par lui comme mission et apostolat dus aux hommes, ses frères.
Tellurique et sensuelle, l'œuvre de Jean Sénac est à lire "comme un long poème de sable et de sang", écrivait Patrice Delbourg en 1989.
En exil des deux côtés de la Méditerranée, en France comme en Algérie, Sénac fit sien l'écartèlement de sa terre natale, ne reculant devant aucune exigence, hantant avec ivresse et passion sa double mémoire. Cet exilé de l'intérieur, rêveur incorruptible, admirateur fou de René Char, de Jean Genet et d'Antonin Artaud, qualifiait l'écriture de "fortifications pour vivre". L'écriture fut, de fait, sa seule victoire qui, par une grâce rare, parvint à ne pas être évincée par un nationalisme au fond contre-nature, puisque Sénac, refusant "le Mamamouchi de la conversion à l'Islam", revendiquait haut et fort sa "pied-noirdise".
D'une rive à l'autre de la Méditerranée un livre à tout jamais nécessaire.
Né en Algérie, à Beni Saf en 1926, de père inconnu, écrivant à quatorze ans son premier poème, très tôt introduit dans le milieu intellectuel algérois d'alors, correspondant activement avec Albert Camus à partir de 1948, Jean Sénac vécut une jeunesse éperdue de poésie et éblouie par la peinture. En 1953, il a ses premiers contacts avec les nationalistes, fonde le cercle "Lélian" à Alger, devient k premier défenseur de l'art abstrait en Algérie, et entre à l'Association des écrivains algériens. Il fonde, en 1963, l'Union des écrivains algériens, dont il est le secrétaire général jusqu'à sa démission en 1966. Il produit une émission pacifique sur Radio Alger et fonde une revue, Terrasses, dont l'unique numéro publie des textes de Francis Ponge, Albert Camus, Kateb Yacine, Jean Daniel, Albert Cossery, etc. Remarqué à Paris dès 1954 avec ses Poèmes préfacés par René Char et publiés par Gallimard dans la collection "Espoir" de Camus, il connaît alors la célébrité et est traduit puis étudié un peu partout dans le monde, après l'indépendance de l'Algérie en 1962. Il avait rejoint le FLN en 1962. En août 1973, Jean Sénac meurt assassiné dans la cave d'Alger qui lui servait de domicile.