(Note de lecture), Salah Stétié, Le mendiant aux mains de neige, , par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé

L’œuvre poétique de ce grand poète passe, sans doute fatalement, par tout l’éventail des émotions et des perspectives sur l’être et le faire, l’expérience de la terre dans toutes ses beautés comme toutes ses terreurs et celle du poïein, l’acte d’inscrire cette expérience d’un rapport subjectif à ce qui est. Les trois derniers recueils qui précèdent la publication du Mendiant aux mains de neige, L’Uraeus (2014), L’être (2014) et L’été du grand nuage (2016), en sont la preuve éclatante, lumineuse, traversant avec effroi et quelque chose qui, parfois, ressemble à l’extase l’entière gamme d’une ontologie intimement vécue et intensément méditée. Si la mort paraît jeter son ombre sur les tremblantes et vivantes pages du Mendiant aux mains de neige, reste qu’elle n’est qu’un des esprits familiers de l’œuvre. Elle est certes cela qui impose à la conscience du poète le sentiment, la hantise même de sa fragilité, de son humilité au cœur même de sa féroce et vaillante puissance imaginative. Cela qui donne – son vide, sa viduité, son absence, certes, mais aussi son inconnu, son profond mystère, son foisonnant possible –, tout en exigeant que le poète mendie, implore, s’ouvre aveuglément sans savoir déchiffrer rationnellement les paramètres définitifs de ce qui est donné. L’univers imaginaire de l’œuvre de Stétié puise simultanément, les fusionnant complètement dans cette vaste et mouvante ‘tapisserie’ imagée dont parle Yves Bonnefoy dans sa préface pour l’immense Fièvre et guérison de l’icône – puise dans les blasons, comme dirait Gérard Titus-Carmel, du fruit, du vin, du blé, de l’arbre, de l’herbe, de l’oiseau, de l’insecte, tout comme ceux du feu, de la brûlure, de la dispersion, du néant. Mais, au-delà, partout, ‘ô mystérieuse, ô l’énigme du verdoyant’ (Brise et attestation du réel), ‘l’infiguré’ (Inversion de l’arbre et du silence), ‘l’inconnaissance’ (Fièvre et guérison de l’icône), la dormance de ce qui est (v. par exemple Brise et attestation du réel), le ‘noûn’ (ibid), ‘le vent insoumis de l’Un’ (L’été du grand nuage).
Que Stétié choisisse de nous dire dans les deux premiers textes, des avant-propos, du Mendiant aux mains de neigeClair d’œil et Nos derniers absolus – que ‘ces poèmes n’ont pas été écrits par moi. / Ils ont été écrits par quelqu’un d’autre que moi et qui était moi’ (7), ajoutant que ‘tous [sont] venus de mon secret le plus intime’ (9), cela ne devrait pas nous étonner. La poésie de Salah Stétié n’a rien d’anecdotique, de platement descriptif, rien non plus de visiblement narratif ou de strictement discursif. Si le moi ou ses équivalents dominent, nous sommes loin de toute banalité autobiographique. Et même la dimension spirituelle de son œuvre poétique évacue tout élément doctrinaire ou moralement conventionnel. Le poème s’intitulant Le ça, s’il évoque vaguement la Chandogya Upanishad, semble jaillir des profondeurs d’une conscience du métaphysique, du mystique détachée de toute contrainte catégorielle, surgie plutôt
Je suis tenu par lui dans le désert
Dans les plis et déplis de ses ruées de neige
Une femme que je ne connais pas m’allaite
Son chant très noir est le fils des sirènes
Je dors dans les mythologies de l’Esprit
Aussi j’y veille
Vaines tapisseries, la main de l’Esprit les efface
Réapparaît dans la fenêtre le désert
Avec sa grande Rose
Il est très près de moi. Il écoute mon cœur
Qui tremble comme un lapereau pris au piège
Bientôt il est en moi. Bientôt c’est moi
Cette lumière issue de la lumière
Et l’ombre de la nuit est fleurie de bannières (51)
Ce qui nous est offert, partout ici comme ailleurs, constitue un vaste chant lyrique où le cri et l’hymne cessent d’afficher leurs antagonismes, une méditation sur ce qu’on appelle le moi dans ses rapports à ce que nous nommons monde, terre, cosmos – une méditation qui, pourtant, ne cesse de plonger dans l’inconscient, en honorant les impulsions, les révélations, les inscrivant dans ce langage richement métaphorisé qui contourne toute tentation de raisonner ce qui arrive de derrière le voile de l’être, de, dirait-on, presque, l’outre-tombe. Vaste cérémonie de l’esprit vécu dans sa pleine et puissante sublimité aux prises avec son étance même au cœur de ‘ce pays cassé où nous vivons / Où nous vivons comme si déjà vécus’ (23).
Salah Stétié aujourd’hui, depuis la réalisation de ce recueil, vit peut-être ses derniers jours, seul, coupé du monde, sans pouvoir parler avec ceux-celles qu’il aime. ‘Je me confie, écrit-il, au génie de la parole / Dans un jardin incorporel où vont danser / Deux fiancés virtuels leurs pieds dans la matière’ (29). Une danse psychique dans la presqu’immatérialité de l’expérience d’un étrange et improbable ancrage dans les prés terrestres du çà.
Michaël Bishop

Salah Stétié. Le mendiant aux mains de neige. Fata Morgana, 2018, 112 p., 19€.