Critique de Premier amour, de Samuel Beckett, vu le 2 février 2019 au Théâtre de l’Atelier
Avec Sami Frey, dans une mise en scène de Sami Frey
Quelles péripéties a subi le Théâtre de l’Atelier ces derniers temps ! Lorgné par de nombreux professionnels de la profession, on a d’abord cru qu’il tomberait aux mains de Nicolas Briançon et Nagui, mais c’est finalement Antoine Courtois et Marc Lesage, ancien directeur des Célestins, qui remportent la part du gâteau. On attendait avec crainte chaque nouveau spectacle à l’affiche, notre confiance en Didier Long s’étant épuisée avec les années ; me voilà à présent curieuse et impatiente de découvrir la ligne que va suivre ce nouveau Théâtre de l’Atelier. Et plus que satisfaite de cette première rencontre.
Tout part de la mort du père de celui qui raconte son histoire. Cet événement sonnera son départ du domaine familial et, en quelque sorte, son entrée dans la vie. Posé sur un banc, il fera la connaissance de Lulu, une prostituée de qui il pense tomber amoureux et chez qui il ira vivre un temps, constatant de manière assez pragmatique qu’il entend des hommes chez elle, à plusieurs moments du jour et de la nuit. Et puis il partira, après avoir vu son ventre s’arrondir et subi les pleurs du nouveau-né. Il partira, comme il est entré. Étrange.
Premier amour nous fait rentrer dans une conscience. Je ne sais pas si le théâtre de l’Atelier a pour ambition de se spécialiser dans la psychologie de ses personnages, mais entre Premier amour et Face à face, il faut dire qu’on est servi. On rentre ici dans une conscience quasi autistique – c’est en tout cas ce vers quoi nous amène le texte de Beckett en montrant à plusieurs reprises à quel point la présence d’autres personnages est insupportable à notre protagoniste. Une conscience autre, donc, mais une conscience absolument fascinante. On reconnaît l’écriture de Beckett mais on en découvre aussi de nouveaux aspects : ce monologue est truffé de surprises – que vient soudainement faire cet éléphant dans notre histoire tout à fait quotidienne ? – pas dénué d’humour et surtout bien moins minimaliste que ce que je connaissais jusqu’ici – il est, en vérité, incroyablement vivant.
Il faut dire que celui qui l’incarne ne se contente pas de sa bouche pour le déclamer. Je découvrais Sami Frey, et j’ai côtoyé, pour cette première rencontre, tant son cerveau que ses tripes, ses poumons et son coeur. Je dois reconnaître que j’ai d’abord eu un peu peur. La première phrase qu’il prononce était presque hésitante. Je me suis demandée par la suite si ce début incertain n’était pas voulu, permettant une véritable transition entre le moment où le personnage se retrouve hors du domicile familial et celui où il s’assied pour la première fois sur le banc. Car, une fois sur ce banc, Sami Frey devient autre : il prend littéralement vie sur scène et nous amène, à travers ses pensées, dans ce quotidien qu’il nous décrit. Il ne fait qu’un avec le souffle beckettien et donne à voir sur scène une sorte de naïveté transcendée absolument unique. Il redevient aisément le jeune homme de ces souvenirs – la beauté du comédien y est sans doute pour quelque chose – et cette voix profonde, ne craignant pas les ruptures, maîtresse absolue de la narration, emporte tout sur son passage. Bravo.
Un coup de foudre.