Jean-Paul Honoré publie Pontée aux éditions Arléa.
On peut lire une note de lecture de ce livre en cliquant sur ce lien.
La vision doit apprivoiser la disproportion, se dilater, changer d'échelle, appliquer aux objets les cotes qu'elle réservait aux éléments naturels. C'est une conversion difficile. Vous êtes accoutumé à la taille imposante des falaises, à l'horizon immensément vide, à l'abîme insondable : c'est dans l'ordre, et le langage en est comme aimanté. Mais l'œil se scandalise de voir, dans un grand port, un tel fourmillement de machines, et tout ce métal manufacturé qui s'étend loin sous les nuages pour se confondre avec le ciel, à perte de vue.
Alors que vous allez et venez sur l'aileron, le bras d'un portique se lève.
Sensation d'être une mouche au bord d'une table.
Il y a dans le mot grue quelque chose de maigre qui lui interdit de décrire ce qu'est un portique. Il faut pour cela faire appel aux mythes : vus de loin, ces engins forment de petits groupes familiaux qui dominent les autres structures rangées le long des quais. Avec leurs flèches de levage en position verticale, ce sont des lestrygons dressés, le cou tendu, pour surveiller la mer.
Pendant le déchargement, ils apparaissent davantage comme des charognards monstrueux qui se repaissent côte à côte. Ils ont quatre pieds cyclopéens, une tête petite et mobile qui balance derrière elle une crinière de câbles, un bras de prédateur, unique et colossal. Ils l'abaissent sur la coque décarcassée et arrachent la marchandise par quartiers de trente tonnes.
À la fin, ils se déplacent en crabe sur leurs rails pour se serrer les uns contre les autres. Le chant bitonal d'une alarme prévient de cette progression ; il accompagne le hululement qui jaillit de leur architecture, quand les poutres d'acier vibrent sous l'effet des contraintes mécaniques énormes.
Le cerveau de ces créatures est un homme.
Il n'est pas monté jusqu'à son poste par l'échelle infinitésimale tendue sur l'un des piliers, mais par un ascenseur dans celui-ci. Il a pris place dans sa cabine vitrée, suspendue sous le bras du portique. Logé dans cette bulle, il n’est pas plus gros qu’un insecte hydrophile accroché au rameau d'une plante aquatique. Sous lui, un à-pic de soixante mètres au bout duquel deux câbles maintiennent suspendue une boîte en fer de la taille d'un autobus.
Il est assis, penché en avant, les pieds à plat sur le panneau de verre qui le sépare du vide. Entre le compas de ses genoux, il guide avec tact les mouvements du conteneur qui se balance comme un plomb, très loin, à fond de cale.
Au chargement, la masse du conteneur s'élève au-dessus du quai avec facilité et souplesse. Il s'agit pourtant d'un mouvement complexe. Le trajet de la charge n'est pas vertical, mais oblique. Loin au-dessus d'elle, accrochée à un chariot, la cabine du grutier a pris de l'avance pour lui imprimer à bout de câbles une impulsion pendulaire. Le conteneur accélère. Il vole et rattrape ce retard, fuit vers l'avant, tire à lui et déséquilibre l'échafaudage du portique qui accuse le coup, fléchit et tremble. Mais le grutier suit ce mouvement pour l'amortir, contrarie le retour de l'oscillation en dépassant à son tour le point d'aplomb du fardeau, et ralentit enfin pour neutraliser cette fois l'amplitude du retour vers l'avant. Au final, la charge se soumet, pend immobile et d’équerre, puis descend avec docilité dans son logement.
Il faudrait écrire de la même façon.
Il y a de l’élégance et de la sauvagerie dans la relation du grutier au bloc qu’il maîtrise : elle tient à la fois du tango, de la passe de torero et de la lutte. La vigilance et le danger imposent de relever les hommes toutes les deux heures. On le fait plus ou moins selon les longitudes.
/
La nuit allongé sur le dos, dans la bannette.
La coque, les cloisons, le plancher, la literie propagent à h charpente intime l'état de la mer. À la sortie du port, c'était une oscillation brève qui résonnait dans les épaules et dans les reins ; plus au large, les ondes s'ordonnent, s'allongent, parcourent toute l'échine. Puis les genoux se déplacent indépendamment de la volonté : dans l'insomnie, on les avait relevés, les pieds posés à plat sur le matelas ; ils s'animent à présent d'eux-mêmes et se balancent.
À droite, lentement. Temps mort. À gauche, lentement. Temps mort.
Un mouvement léger, mais puissant.
Le cargo roule. C'est un phénomène souverain, diffus, trompeur, qui modifie la gravité familière et met tout le corps en état – comment dire – de perplexité.
Lorsqu'il vous saisit dans un lieu aveugle où aucun repère extérieur n'aide le cerveau à interpréter l’espace, le mouvement de la houle soulève le corps et le comprime à la fois. On est en proie à des sensations paradoxales : lourd et léger, retenu et projeté, aimanté par les cloisons dont une force contradictoire, en même temps, repousse. Le centre de gravité se déplace dans l'abdomen de façon imprévisible. Les muscles du pied et de la jambe envoient des messages interrogateurs. Ils s'alarment de ce que le sol de la cabine ou de la coursive n'adopte pas l'inclinaison attendue et bouge en dépit de la fixité qu'il affiche pour les yeux. Si ce désordre débouche sur la sédition des organes, c'est le mal de mer.
L'attitude qu'il faut alors adopter confine à la spiritualité : ne pas penser, ne pas analyser, ne pas se bloquer psychologiquement. Éviter toute protestation. Se faire objet tolérant, ataraxique. Accepter d'être à la fois compressé et détendu, pencher à gauche si la pesanteur porte de ce côté-là, à droite dans le cas inverse, accueillir avec docilité les sollicitations de l'espace et l'habiter sans révolte, à la façon du mobilier.
Une occupation absorbante est l'idéal : le skipper d'un voilier est moins exposé au mal de mer que ses équipiers ; installé au bureau que soulève une trajectoire pendulaire, on se sent mieux de se balancer sur les vagues, les yeux à l'écran, en scrutant les alignements d'un texte.
Une infusion du gingembre rouge acheté exprès dans un port chinois, parce qu'on a lu que ce remède était autrefois en vigueur sur les jonques. Y tremper de fines tranches de pain occidental prélevées au mess sous le regard compréhensif du steward, et qu'on aura laissées rassir dans une assiette, près de l'ordinateur. À défaut, un ou deux biscuits secs.
« Une gorgée mêlée de miettes... » : séduit par ce mélange littéraire, l'estomac ouvre discrètement sa soupape et s'apaise dans un soubresaut de satisfaction.
On rote, quoi. Et c'est comme si les viscères revenaient à l'horizontale.
Dans chaque cabine, une horloge affiche ce qu'on appelle l'heure du bateau. Un décorateur a voulu qu'elle contribue à recréer une atmosphère confortable et terrienne, comme le tableau sur la cloison et les embrasses des rideaux. C'est pourquoi elle est en faux bois et d'une forme que l'on devine pensée, intermédiaire entre le rectangle pur et le trapèze trop marqué.
Toutes les soixante secondes, la grande aiguille toussote. Cela ne gêne pas pendant la nuit mais contrarie l'endormissement à l'heure de la sieste.
Dans l'océan Indien, la traversée hâtive des longitudes a déclenché trois fois cette semaine le même message. Vers dix-sept heures, les haut-parleurs encastrés à l'intérieur des cabines ont émis quatre coups de cloche, suivis d'une annonce nasillée à tout le bâtiment
Attenncheune plize ! Attenncheune plize! Tounaïte, ze clococ ouil bi ritardide ouane oweure. Ripite : tounaïte, ze cloc ouil bi ritardide ouane oweure. Senkyou.
Jean-Paul Honoré, Pontée, Arléa 2019, 148 p., 16€, pp. 29/32 et 41/43. Sur le site de l’éditeur.
En librairie le 7 février 2019
Lire une note de lecture à propos de ce livre.
Jean-Paul Honoré dans Poezibao :
(Entretien croisé) avec Cécile Riou, Jacques Jouet et Jean-Paul Honoré, (Note de lecture) Jean-Paul Honoré, "Comment le Japon est venu à moi", par Florence Trocmé, (Anthologie permanente) Jean-Paul Honoré, "Comment le Japon est venu à moi"