Didier Demazière, « Au cœur du métier de facteur : « sa » tournée », Ethnologie française, 2005/1, N°101
Le facteur, employé de La Poste qui distribue le courrier, est un personnage familier. Son activité touche même aux aspects les plus privés ou intimes de la vie, puisqu’elle consiste à porter des nouvelles, attendues ou imprévues, bonnes ou mauvaises. Cette dimension symbolique, particulièrement forte dans certaines conjonctures comme les périodes de guerre, est au principe d’une véritable « religion de la lettre » chez les facteurs.
Au centre de l’activité du facteur, après le tri du courrier au centre postal, se trouve la tournée. L’article ici proposé
repose sur une enquête approfondie[1] conduite dans deux centres de distribution de la grande banlieue parisienne, où nous
avons réalisé des suivis de facteurs en tournée, des observations des activités collectives des facteurs (tri matinal notamment), des entretiens d’explicitation des activités observées, des
entretiens biographiques et des confrontations avec des documents vidéo produits lors des observations. Cette recherche dévoile que la tournée du facteur est une séquence d’activité
professionnelle investie par des stratégies variées et contrastées.
La tournée ne se réduit ni à une quantité de temps nécessaire à l’écoulement du courrier, ni à un simple cheminement dans un territoire particulier : elle est aussi tissage de
relations avec les habitants, du moins certains d’entre eux. Celles-ci fonctionnent comme une composante permanente de l’activité de distribution ; et le facteur ne reste pas longtemps
solitaire sur sa tournée, tant les salutations et échanges de civilité sont récurrents.
Devenir titulaire d’une tournée [par opposition à la condition du « rouleur », qui change de tournée au gré des absences des facteurs titulaires. Le débutant doit obligatoirement être
« rouleur » pendant une année] signale que l’on entre vraiment dans le métier. Avoir sa tournée, en être « propriétaire » disent certains, est un trait saillant, une propriété
essentielle du métier de facteur, acquis de manière définitive, sauf sanction majeure provoquée par une faute grave (destruction de courrier, réclamations répétées à propos de plis recommandés,
etc.). Être titulaire c’est à la fois la possibilité de mettre en place des routines, qui expriment une maîtrise du territoire, qui se traduira par des gains de temps et une amélioration de la
fiabilité de la distribution, et la possibilité de développer des échanges relationnels qui se traduiront par un enrichissement des tâches et un accroissement de la satisfaction des
clients.
La « vente des quartiers »
C’est à l’échelle de chaque centre de distribution que les tournées sont réparties entre les facteurs, au cours d’une
« vente des quartiers », organisée deux fois par an par les chefs d’équipe. Le cérémonial est codifié avec précision : deux semaines avant le jour prévu, deux listes sont
affichées, la première recensant les tournées vacantes, sans titulaire, la seconde établissant l’ordre du tour de parole qui est strictement fonction de l’ancienneté dans le métier. Le jour
prévu, un chef d’équipe annonce une à une les tournées vacantes et égrène par rang d’ancienneté décroissante le nom des facteurs, qui répondent à la cantonade par oui ou par non. Ce sont les
rouleurs ayant l’ancienneté suffisante pour devenir titulaires qui sont bien souvent les seuls à choisir une tournée.
La titularisation sur une tournée apparaît ainsi comme un véritable rite de passage, marquant la fin d’un état infériorisé – celui de rouleur – et l’entrée dans le groupe professionnel, et marqué
par une effusion collective et une nouvelle catégorisation (« ça y est, je suis vraiment facteur maintenant »). « Acheter une tournée », c’est faire un pas décisif dans la
carrière. En effet, le clivage le plus marquant au sein du groupe professionnel est celui qui sépare titulaires et non-titulaires (rouleurs), seuls les facteurs ayant leur propre tournée étant
considérés, et réciproquement se considérant, comme vraiment facteurs, comme des professionnels au sens plein du terme. La « bonne » tournée peut d’abord être définie a
contrario, à partir de l’examen de celles dont les facteurs ne veulent pas, qu’ils laissent durablement aux rouleurs. Car, dans les centres de distribution étudiés, plusieurs tournées
proposées à chaque vente n’ont pas trouvé preneur. Ce sont des tournées qui, en pratique, n’ont jamais de titulaire et dont chacun sait – y compris les rouleurs qui y ont été affectés un
jour ou l’autre – qu’elles sont les « tournées à éviter », « pourries ». Leurs caractéristiques sont d’ailleurs facilement explicitées par les facteurs,
même si elles sont diversifiées et tracent des profils hétérogènes : il s’agit de tournées dites de messagerie consistant à distribuer des paquets dans un périmètre élargi, « très
longues » et « n’en finissant pas » ; ou encore de tournées dans les « quartiers difficiles », dans lesquels les contacts avec la population sont rares, la sécurité
des facteurs mal assurée, l’intérêt du travail faible. Les facteurs titulaires entretiennent un rapport d’appropriation et de propriété avec leur tournée.
[1] Demazière Didier, Claude Dubar, Anne Guardiola, Delphine Mercier, 2001, Identités professionnelles, organisation du travail et performances : le cas des facteurs de La Poste