Deux livres parus en ce même début d'année : " Dans le faisceau des vivants " sorti le 3 janvier, veille du premier anniversaire de la mort de Aharon Appelfeld né le 16 février 1932 à Czernowitz, et " Sonnets de la prison de Moabit - 1944-145 - " sorti le 19 janvier, veille du soixante dix septième anniversaire de la conférence de Wannsee le 20 janvier 1942 -
Deux livres de deux grands traducteurs, je veux dire : à l'écoute extrême de ces souffles, inspiration et murmure, qui disent la part de l'humain plus forte que la barbarie -
Ici, le mot : " extrême ", dit le lieu de l'humain d'où montent ces paroles, ces chants, ces récits et, ce faisant, il dit le risque, le péril dans lesquels s'engage celui qui entreprend cette traversée qu'est la traduction de chacun de ces mots, pour nous transmettre la part de vie, de lumière, dont ils sont dépositaires -
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La vie :
telle une chrysalide, une parole donnée, une lutte à mener, elle est là, la vie, dans le titre du livre de Valérie Zenatti -
elle est là, dans les premiers vers du premier de ces quatre vingt sonnets :
" Toute la souffrance qui emplit cet édifice
Donne vie (...)
A un souffle(...)
Qui dévoile la profonde détresse d'autres âmes "
Albrecht Haushofer est emprisonné après la tentative d'attentat contre Hitler le 20 juillet 1944, il est " aux mains de la Gestapo et mis à l'isolement sous la surveillance de jeunes SS " - en lisant le sonnet où il évoque les moineaux qui s'ébattent sur le grillage de fer : Comme il est étrange, enchaîné, hanté de questions,
De se trouver tout près d'une vie sans entraves "
je songe combien JY Masson a dû peser l'implicite de chacun de ces mots lestés du poids de la mort, car, à la différence des lettres de Prison, où Rosa Luxemburg décrit le voisinage des mésanges, ou du poème de To Huu qui, dans sa cellule de Lao Thua Thiên, essaye de sauver un petit oisillon, ici, la mort est imminente, au seuil de chaque matin, au bord de chaque soir. Haushofer sera abattu d'une rafale dans le dos. Dans sa traversée de ces ténèbres, le traducteur a sauvé l'infime de l'exprimable -
Grâce au don de vie qui habite Appelfeld et chacun des mots qu'il écrit et prononce, de sa voix si douce, pour Valérie Zenatti, traduire son œuvre, ses paroles, chacune de ses pages, cette traversée du désastre et de la barbarie où l'emportent la lumière et la ferveur, sera comme de retrouver un pays intérieur, une langue orale naissant en moi, je découvrais que je la portais à l'intérieur de moi et qu'elle me portait au plus profond de ses visions à lui - oui, ils passent par l'extrême, ses chemins de traduction, et, dans les ténèbres qui ont suivi la mort de Appelfeld : aller, seule, jusqu'au bout de la nuit, au bout de la ligne, cette gare de Czernowitz sous la neige, y arriver le jour anniversaire de Appelfeld : " traversée totale de la nuit... l'obscurité totale... la conscience d'être dans un néant... cette absence à soi-même qui fut une présence absolue au monde... cette expérience du néant ... angoisse... menace... solitude de proie... " : oui, prendre ces chemins extrêmes, ces chemins de l'extrême jusqu'à voir depuis la haute neige, " les eaux du Pruth sous leur pire jour, grises et glacées ", aller jusqu'au bout, et au bout, tout au bout : naître à sa propre lumière -
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Appelfeld disait : " l'écriture est une prière, l'écriture est une musique de l'âme " et comme en prémonition, quelques mois avant la mort de Appelfeld, Valérie Zenatti avait recommencé à jouer du violon, et elle note que pour elle " la musique prenait l'ascendant sur les mots " -
ce livre, naît en remontant le temps entre la date de la mort d'Appelfeld et celle de l'anniversaire de sa naissance, je l'entends comme une fugue en trois mouvements comme si cette traversée hors du temps réel délivrait le secret des traductions de Valérie Zenatti qui, par la grâce de son écoute musicale, aura su transmettre l'âme de cette œuvre, cet au-delà des mots, ce silence fervent de Appelfeld, où, mystérieusement, résonnent ses langues d'enfance -
Pour essayer d'approcher cette magie de la traduction de Jean-Yves Masson, j'écoute Alain Planès, jouant sur un Pleyel de 1836, les morceaux d'un des rares concerts que Chopin donna, en 1842, et, un à un, je relis à haute voix ces sonnets dans les deux langues, tels que présentés dans cette précieuse édition bilingue, oui, la traduction de Jean-Yves Masson est celle d'un musicien et d'un poète, penché sur le clavier des époques que traverse chacun de ces poèmes, il sait rendre leurs nuances infimes et les sonorités où résonnent des échos de Goethe, Rilke, Hofmannsthal... et l'on entend l'âme des mots -
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Ce même mois d'août 1944, le jeune Jean Starobinski, à Genève, écrivait, dans l'introduction à ses traductions de Kafka : " En accentuant, sous la pression d'un inconscient redoutable, les images de 1913, Kafka produit le monde de 1944. (Il ne fait pas bon vivre ici sans papiers en règle) -
mireille gansel
En contrepoint de ce texte de Mireille Gansel, Poezibao propose des extraits des deux livres. Les poèmes de Haushofer sont donnés ici en version bilingue.
Ces extraits sont donnés au format PDF, facilement imprimable et enregistrable. Il suffit de cliquer sur les liens pour y accéder.
Pour lire des extraits de Dans le faisceau des vivants de Valérie Zenatti, cliquer sur ce lien.
Pour lire des extraits de Sonnets de la Prison de Moabit, d'Albrecht Haushofer, cliquer sur ce lien
→ Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, Editions de l'Olivier, 2019, 160 p. 16,50€ - sur le site de l'éditeur.
→ Albrecht Haushofer, Sonnets de la prison de Moabit, 1944-1945, traduit de l'allemand et présenté par Jean-Yves Masson, 2019, 208 p., 20€ - sur le site de l'éditeur