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Teju Cole : Chaque jour appartient au voleur

Par Gangoueus @lareus
Teju Cole, écrivain nigérianCela fait au moins deux ans que j'implore Françoise Hervé de me proposer des chroniques. Ma grande sœur de Rennes est une lectrice passionnée qui dévore tout ce qui touche à la littérature africaine. Cette première chronique est le début, je l'espère, d'une longue collaboration. Elle nous fait découvrir Teju Cole et son second roman...
Deuxième roman de Teju Cole, historien d’art, photographe et écrivain nigérian-américain. Le très beau titre, « Every Day is for the Thief », fait référence à un proverbe yoruba mis en exergue « chaque jour appartient au voleur, mais un seul au propriétaire ». Et de voleurs il sera beaucoup question dans ce roman qui sonne comme un cahier du retour au pays natal. 
Le narrateur, jeune médecin travaillant aux Etats-Unis, revient au Nigéria natal pour un séjour de quelques semaines. En vingt-sept chapitres il nous décrit des scènes de vie quotidienne et des réflexions sur ce retour. Les difficultés commencent au consulat avant le départ :      
« Dans mon esprit, je me suis entraîné à réagir à une telle confrontation à l’aéroport de Lagos. Mais en plein New York, me voir insolemment réclamer un pot-de-vin, c’est un choc auquel je n’étais guère préparé.»
Chaque jour appartient au voleur, p.13 
L’arrivée à Lagos est décrite comme l’arrivée dans un monde trépidant où la débrouillardise n’est jamais éloignée de la corruption, maître-mot du récit.      
« C’est une chose d’entendre parler de l’économie parallèle de Lagos, c’est une autre chose de la voir en action. »
Chaque jour appartient au voleur, p.22
« Et personne à part moi ne semble gêné que l’argent exigé par quelqu’un dont le doigt chatouille la détente d’une kalachnikov soit moins un pourboire qu’une rançon. »
Chaque jour appartient au voleur, p.24
L’œil du narrateur reste honnête et lucide pour nous décrire toutes les tracasseries mais aussi vicissitudes de la vie des lagossiens : l’escroquerie organisée dans les cybercafés, les attaques des propriétés privées, la pauvreté culturelle, les incessantes coupures d’électricité, le poids de la religion, l’importance des rumeurs. L’insécurité est permanente :      
« Quand on marche dans la rue, le corps doit exprimer une assurance sans faille. Le moindre signe d’incertitude dans l’expression ou la démarche attire l’attention, et l’attention est dangereuse. »
Chaque jour appartient au voleur, p.44
La visite au musée national se révèle consternante : pas de visiteurs, peu d’œuvres, personnel non impliqué et locaux sans éclats. On y parle de « la pratique déplaisante de l’esclavage». Impossible pour le jeune homme de se concentrer pour écrire, trop de bruits parasitent la vie quotidienne, de jour comme de nuit. Il n’y a pas de refuges pour les créateurs dans la mégalopole.       
«  Les gens sont tellement épuisés après l’épreuve que constitue une journée ordinaire à Lagos que, dans leur grande majorité, ils préfèrent à toute autre une distraction écervelée.»
Chaque jour appartient au voleur, p.76
Point d’orgue de cette violence urbaine, le marché, où un jeune voleur de onze ans est assassiné de manière atroce dans l’indifférence générale… « il n’avait que onze ans, et alors ? » p70 Au delà de tous ces témoignages à charge, il y a l’interrogation du narrateur sur un retour éventuel au Nigéria, et son honnêteté intellectuelle et son amour pour ce pays trouvent dans cette cacophonie urbaine de bien jolies choses : des rencontres comme cette lectrice d’Ondaatje dans un danfo (transport en commun), le musée privé même s’il est destiné aux plus aisés, une boutique qui propose littérature et disques…  
« Ils émergent, ces esprits créatifs, en dépit de tout, et ils sont essentiels, car ils incarnent l’espoir dans un lieu qui, comme tout autre lieu sur cette Terre circonscrite, a terriblement besoin d’espoir. »
Chaque jour appartient au voleur, p.146
Le jeune homme qui a, on le comprend assez vite, des velléités d’écriture, voit dans cette trépidation incessante l’inspiration à portée de main, il se permet de plaindre les pauvres auteurs américains qui n’ont pas accès à cette source permanente. Le questionnement du retour se pose avec en miroir la question financière et la tolérance à cet environnement.      
«  Et pourtant, et pourtant. Ce lieu exerce sur moi une attraction primaire. Les sources de fascination ne sont jamais taries. Les gens parlent tout le temps, invoquent une conception du réel qui ne coïncide jamais avec la mienne. ils trouvent des solutions merveilleuses à des problèmes sordides ; j’y vois une noblesse d’esprit bien rare en ce monde. Mais il y a beaucoup de souffrance, parfois tragique et spectaculaire, parfois plus discrète : la façon dont la précarité économique use les gens, les ronge, se nourrit de leurs faiblesses jusqu’à ce qu’ils fassent des choses qu’ils sont les premiers à trouver haïssables, et qu’ils ne soient plus que l’ombre d’eux mêmes, dépouillés de leur valeur morale. »
Chaque jour appartient au voleur, p.77
 Agrémenté de photographies faites par l’auteur lui-même, ce roman au fort accent autobiographique est un journal passionnant. Il nous montre bien l’ambivalence des sentiments qu’un jeune africain peut ressentir en retournant au pays, sans concessions mais sans omettre l’immense tendresse ressentie lors de ce retour. L’écriture, plutôt photographique, n’oublie pas d’être poétique quand la beauté veut être mise en avant. Le Nigéria produit des auteurs formidables, Teju Cole est l’un d’eux…
Teju Cole : Chaque jour appartient au voleur
Teju Cole : Chaque jour appartient au voleurEditions Zoe, première parution en 2018 en français, traduction de Serge ChauvinSource photo - Michael Coghlan

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