Comme je disais dans un article récent,
la mort de l'ego est la naissance de la véritable personnalité.Quand je donne une première dissertation à faire à mes élèves, une question qui revient est "A-t-on le droit de donner son opinion personnelle ?"
Mais qu'est-ce qu'une opinion personnelle ?
Car enfin, le plus souvent "nos" opinions ne sont que des schémas impersonnels qui se baladent dans l'inconscient collectif comme bactéries sur saucisson. Nos idées nous possèdent bien plus que nous ne les possédons, surtout si nous croyons naïvement que ce sont "nos" idées. Elles sont tout sauf personnelles.Pour parvenir à exprimer un avis vraiment personnel, il faut d'abord accepter de renoncer à ces opinions pseudo-personnelles et s'en remettre à la lumière "impersonnelle" de la raison. Alors, au prix d'un travail critique de discernement et de détachement, nous nous approchons peu à peu du concept véritable, de la synthèse vivante, fruit d'une expérience intellectuelle et non d'une simple mécanique collective.
Ce paradoxe de la philosophie se retrouve dans la vie intérieure. Pour devenir unique, je dois prendre le risque de m'abandonner à l'Un. Pour retrouver, en quelque sorte, mon Moi profond, je dois d'abord renoncer au faux Moi, construction sociale factice engendrée par des forces paresseuses et nourri surtout de peur et d'aveuglement.
L'éveil de la conscience à elle-même au-delà de toute limite est mort du faux Moi, mais renaissance du Moi véritable.
En réalité il n'y a qu'un seul Moi. L'ego ou Moi factice n'est qu'n ensemble d'habitudes qui vampirisent l'énergie de la conscience, même si ces habitudes ont leur racine dans la conscience.C'est comme un lion effrayé par son propre reflet, comme un chien qui aboie contre son écho, comme un artiste qui se perd dans son oeuvre, comme un rêveur qui s'gare dans son rêve, comme une étoile noyée dans sa propre lumière, comme une star à qui son talent monte à la tête.
On dit souvent que l'éveil spirituel est la fin de l'individualité, de la personne, qui se fondrait alors définitivement dans la conscience universelle, alors que, sans éveil, la conscience individuelle se perpétuerait en se réincarnant, par exemple.
Je ne suis pas d'accord.
J'ai la conviction que c'est l'inverse : seules les individualités inertes ou incurables se dissolvent à jamais dans la conscience impersonnelle, dans l'Être. Quand une personne est prise dans de tels schémas de haine que son éveil devient quasi-impossible, alors elle se dissout à jamais dans l'Être. C'est le remède de dernier recours, mais une sorte de gâchis.
En revanche, quand la souffrance mène la conscience à se réveiller en un individu donné, alors cet individu ne se dissout pas : il est transfiguré, corps et âme, transformé. Et il poursuit à l'infini son ascension, progressant sans terme.La reconnaissance de la conscience universelle dans la conscience personnel permet l'épanouissement de cette dernière, à travers un cycle de morts et de renaissances analogue au cycle sommeil-veille. Quand de dors, je disparaît comme individu. Mais c'est pour mieux réapparaître au matin ! Il en va de même dans la vie intérieure. La dissolution n'est pas une fin en soi, mais une étape dans l'épanouissement de la personne. La mort de l'ego est le moteur du "développement personnel". Des cycles analogues se répètent à des échelles de temps plus courtes : inspir-expir, apparition-disparition d'une pensée, d'une sensation...
Le but de la vie intérieure est la naissance par la mort, non pas la mort en elle-même. La mort, le vide, l'Être impersonnel, ne sont pas ultimes. Ils sont l'arrière-plan éternel, certes, mais pas l'état ultime. Il n'y a pas d'état ultime, mais une progression infinie de la personne à travers des cycles de mort et de renaissance, passant à chaque fois de l'Un à l'unique, de l'impersonnel au personnel.
Car rien de ce qui est beau et bon ne disparaît définitivement.Seul le laid ou le mal sont résorbés dans l'Être à jamais, comme l'ombre dans la lumière. La vie ne perd rien, sauf ce qui n'existe pas vraiment. Et encore, la part de beauté dans la laideur ne disparaît pas. Je suis convaincu que, non seulement l'individualité ne disparaît jamais pour toujours, mais qu'encore chaque expérience de beauté et d'amour est conservée d'une certaine manière. L'individualité est belle. Même si elle est sans doute destinée à évoluer, pourquoi devrait-elle cesser à jamais ?
Seuls meurent les illusions, l'inconscience, l'inertie, l'aveuglement et autres causes de peine. Le vide nous replonge dans l'Être pour mieux nous faire renaître. Et nous sommes à la fois Un et uniques, comme les rayons d'un cercle : chaque point de la circonférence est unique, mais relié à un même centre. Retourner notre attention vers le centre ne fait pas disparaître les points qui constituent la circonférence.
En termes d'états, l'état de veille est "personnel" alors que l'état de sommeil profond est "impersonnel". Mais aucun état n'est supérieur à l'autre. Ils sont juste différents et complémentaires. Si je perds mon individualité dans le sommeil ou la mort, c'est pour me "ressourcer" et me réveiller mieux, plus unique en quelque sorte. L'Un est au service de l'unique même si, pour bénéficier de cette énergie, l'unique doit provisoirement renoncer à son unicité et s'oublier dans l'Un.
Donc l'Un et l'unique sont comme les deux ailes d'un oiseau.