L’atelier de Peter Loewen (1989)
Le Maître de Stammholz (1992)
La guerre est une machine à remonter le temps : les chevaux tirent de nouveau les chariots, les gamins courent derrière ramasser le crottin pour fumer les jardins. Les rosiers cèdent la place aux patates et aux haricots (parfois à un plant de tabac). Avec ces mois de glace, les traîneaux, bricolés avec des moyens de fortune, ont fait leur réapparition et transportent tonneaux, balles de foin ou fagots de bois.Il a eu, nous a-t-il expliqué, l’expérience de ces années sombres, même si c’était ailleurs : « J’ai vécu toute la guerre à Paris, de 1940 à 1945, et à un âge où j’étais à la fois assez vieux pour comprendre ce qui se passait, pour voir et pour me souvenir, et assez jeune pour ne pas pouvoir être acteur. Et c’est vrai que cette génération-là a été très marquée. On ne peut plus juger les choses et les gens comme avant, et on garde une espèce de scepticisme sur les grands discours, sur les institutions, sur les nobles causes, sur plein de choses comme ça, parce qu’on sait trop ce qui peut se passer en dessous. Donc j’ai attendu je ne sais pas combien d’années pour parler de cela et, pour des raisons obscures, c’est-à-dire pour des raisons que je m’explique mal à moi-même, je n’ai pas voulu ou je n’ai pas pu en traiter directement dans des mémoires ou des souvenirs. Je pense que j’étais plus libre en inventant un lieu et un espace où se produirait cet affrontement entre la puissance, une puissance absolue, et le reste de la population. Et dans cette fiction, j’ai glissé un certain nombre de choses vues, de souvenirs personnels. » Donc, cette fois, s’il est encore question d’art, c’est avec une autre idée derrière la tête. Au fond, que Martin soit peintre est relativement peu important. Ce qui compte davantage, c’est qu’il vive là, dans un village investi par la Gestapo, et à proximité d’un camp où se passent des choses innommables à ce point qu’on évite d’en parler. « Vivre, c’est trahir, n’est-ce pas ? » dit Martin, et un autre personnage, Simon, dont le véritable nom – Samuel Goldberg – suffit à faire comprendre qu’il a, plus que tout autre, besoin de vivre caché, dira, plus tard, au cours du deuxième hiver : « Ce n’est pas l’horreur qui augmente, c’est la connaissance que nous en avons. Bientôt aucun de nous ne pourra plus garder les yeux fermés. » Baptiste-Marrey n’avait pas encore vu Mauthausen quand il a écrit ce livre. Depuis, il y est allé. Et il ne peut s’empêcher de se demander comment les habitants auraient pu ne pas savoir. Mais ses propres souvenirs infirment toute certitude… « Je pense que beaucoup de gens étaient dans l’ignorance. En tout cas, en France, où je vivais dans un milieu plutôt informé, j’ai découvert les camps en mai 1945, quand on a vu les premiers retours, bien après la Libération. On savait que les gens partaient en Allemagne, on savait qu’ils mouraient, mais on ne savait pas comment. J’habitais dans le 16e arrondissement à ce moment-là, près du Trocadéro, et quatre fois par jour pendant cinq ans, j’ai traversé la rue Lauriston. Je n’ai su qu’après qu’un des hôtels de cette rue Lauriston avait été un lieu de torture de la Gestapo, le pire qu’il y ait eu à Paris. Pendant quatre ans, je n’ai pas eu le moindre soupçon de ce qui se passait là. C’était souterrain… » Le mal, et le mal le plus absolu, est donc au cœur de cet ouvrage dans lequel il ne manque cependant pas de scènes plus légères, comme dans la vie. Les personnages ne sont pas des héros, ils se contentent d’essayer de survivre en se compromettant aussi peu que possible. Elle n’a pas encore été construite, la balance avec laquelle on pourrait peser, pour chacun de ceux qu’on rencontre dans Le Maître de Stammholz, le bien et le mal. Il n’y a cependant pas la moindre ambiguïté dans le roman : on sait très bien, à chaque instant de la lecture, de quel côté de la barrière on se trouve. Mais les personnages, pour être envisagés avec beaucoup d’humanité, savent beaucoup moins de quel côté ils se trouvent.