Hector Berlioz de son vivant n’a pas eu la chance de trouver de mécène assez fou (pas de Ludwig ou de roi poète, de directeur de théâtre mégalo) pour monter ses opéras fleuves dans leur intégralité et dut se contenter en son temps d’un tronçonnage en actes de son œuvre. Ainsi des Troyens, cet opéra génial (oui nous l’avions notre Wagner !) si rarement monté depuis sa création en 1863 parfois par de prestigieux metteurs en scène comme John Gielgud à Covent Garden mais boudé par les théâtres parisiens. Aussi la mise en scène de Dmitri Tcherniakov àl’Opéra de Paris apparaît-elle aujourd’hui comme une véritable rencontre avec l’Histoire.
Dans un décor de ville dévastée par une guerre moderne, où la prophétesse Cassandre confesse à des correspondantes de guerre ses funestes prédictions, où des panneaux lumineux rendent compte en temps réel et sur fond de décombres de l’évolution du conflit, où la monstruosité des puissants apparaît sur des écrans vidéos en très gros plan…telle est la guerre de Troie selon Dimitri Tcherniakov, une vision éblouissante, didactique, accessible de l’épisode antique que les anachronismes multipliés (l’épisode carhaginois se déroulera dans un centre médical pour blessés de guerre) loin de perturber la lecture rapproche de la compréhension du conflit , des chapitres de l’Énéide de Virgile qui l’ont inspiré , des horreurs d’une guerre mythique et de la conscience tragique .
Tcherniakov est décidément un virtuose Et tout cela sans l’ombre d’un cheval… A peine suggeré dans la partition par le bruit des armes grecques qui s’entrechoquent dans le ventre de la statue abandonnée sur le champ de bataille. Lors d’un premier acte étourdissant c’est Stéphanie d’Oustrac qui incarne Cassandre. Et elle ne joue pas les Cassandre. Elle est Cassandre, cette femme, enfant victime des attouchements immondes de Priam son monarque de père.Tant sur le plan du chant où elle se hisse au niveau des grandes largement à la hauteur d’une Anna Caterina Antonacci(dernière interprète connue) que sur le plan du jeu. La soliste a depuis le Carmen ébouriffé et psychodramatique monté à Aix par Tcherniakov une grande complicité avec le metteur en scène qui la dirige admirablement. Sa haine du monstre Priam (pour l’anecdote le rôle est tenu par le grand chanteur georgien Paata Burchuladze) s’affiche sur grand écran et rend crédible sa révolte contre la bêtise des hommes. Le ténor américain Brandon Jovanovich qui a fait ses débuts à l’Opéra de Paris dans les Maîtres chanteurs de Wagner est étonnant sur le plan dramatique. Il donne vraiment corps au personnage d’Enée, crédible en guerrier flamboyant (la scène de combat avec le numide est un spectacle rarement vu à l’opéra) comme il est crédible en amoureux indécis en proie aux caprices des dieux et d’un fatum qu’il ne maîtrise pas.
« Le chant d’extase et d’ivresse infinie » qu’il interprète avec Didon (Ekaterina Semenchuk) dans la deuxième partie est exécuté avec beaucoup d’émotion.
La distribution de cette Prise de Troie est superbe et bien équilibré avec des petits rôles fort bien assurés comme Stéphane Degout en Chorèbe ou Véronique Gens en Hécube perdus dans des septuors qui évoquent Gluck . A Carthage, on retiendra le magnifique duo d’Anna (Aude Extrémo) sœur de Didon mais aussi le chant d’Hylas (cette curiosité minimaliste) par Bror Magnus Tedenes ou les imprécations de Narbal (Christian Van Horn). Seul regret peut-être, l’absence d’Elina Garança (envisagée pour Didon) même si elle a permis de faire découvrir la délicatesse d’ Ekaterina Semenchuk .