Cet article de Pierre-Gilles Veber présentait dans le journal Le Matin du 23 mars 1939 la parution la même année de la biographie d'Elisabeth d'Autriche qu'écrivit Maurice Paléologue et qu'il publia chez Plon sous le titre
Elisabeth Impératrice d'Autriche: L'hérédité sinistre des Wittelsbach
LA TRAGÉDIE DE BERG
Curieux et triste destin que celui d'Elisabeth, impératrice d'Autriche, qui fut l'épouse officielle, mais combien fugitive de François-Joseph et qui mourut à Genève sous les coups du poignard d'un illuminé issu de l'anarchie et nommé Luccheni. Ce fou avaitvoulu tuer un souverain. « Peu m'importe lequel », avait-il dit. Il ne se doutait pas l'insensé qu'il frappait une bien pauvre femme, qui durant toute sa vie avait fui la pompe et les honneurs et qui, quand elle n'était pas bridée par le protocole, cherchait soulager les malheureux, à s'approcher des humbles et à connaître la détresse humaine. Il ne savait pas non plus, ce tueur, que l'esprit de cette grande dame était hante par la névrose et que cette maladie lancinait depuis des années celle qui était déjà une victime.
Voici qu'après Corti, la princesse Stéphanie, la comtesse Staray et surtout Karl Tschuppik, M. Maurice Paléologue trace aujourd'hui un vivant portrait d'Elisabeth, impératrice d'Autriche.
Le volume porte en sous-titre " L'hérédité sinistre des Wittelsbach " et nous donne un impressionnant raccourci des existences tragiques de ces souverains de Bavière et particulièrement de Louis II le roi mélomane et fou, que l'on trouva un soir noyé dans la pièce d'eau du château de Berg.
La psychanalyse se pencherait à présent sur ce royal " refoulé " et nous expliquerait sans doute que son " refoulement " avait été provoqué par des causes diverses et particulièrement une déception amoureuse. Toujours est-il qu'une étrange sympathie unissait Elisabeth à Louis. Quand la femme de François-Joseph, lassée de l'étiquette de la Hofburg et peut-être d'un mari, qui l'avait déçue physiquement et moralement, commença à errer à travers l'Europe, elle se rapprocha de l'étrange Bavarois. L'auteur nous dit " Il semble que leur mystique roman n'ait pris son plein essor qu'en février 1883, après que la mort subite de Richard Wagner à Venise eut plongé brusquement le roi dans une détresse accablée. "
Quel fut ce roman ? C'est un secret, qu'ils ont emporté l'un et l'autre dans la tombe. Le peu que l'on en sache est que leurs entrevues les plus intimes avaient pour décor une île toute en fleurs, située sur le lac de Starnberg, devant le château royal de Berg : on la nomme File des Roses. Un pavillon à l'italienne se dissimule dans les massifs odorants de cette roseraie poétique. Sur la rive opposée, a deux kilomètres au plus, se dresse le château ducal de Possenhofen. C'est là, dans cette île solitaire et parfumée, que les deux amis. sûrs de n'être pas dérangés, oubliant leurs couronnes et leurs grandeurs Importunes, passent de longues heures ensemble. Que se disent-ils ?
Dans leurs interminables épanchements, ils se donnent pour surnoms l'Aigle et la Colombe : tout le reste est mystère. Mais la personnalité de Louis II est si anormale, si extravagante et les notes de son Journal révèlent en lui de telles aberrations que, pour expliquer ses rapports avec Elisabeth, toutes les conjectures sont permises et que les plus folles ne sont pas les moins vraisemblables. Un mystère a toujours plané surt la mort du roi fou. Après avoir été déchu de ses droits, le monarque avait été transporté au château de Berg Il avait été confié à la surveillance d'un psychiatre, le docteur Gudden. Deux jours plus. tard, le 13 juin 1886, on découvrait au bord du lac qui bordait le domaine le chapeau de Sa Majesté, puis un' peu plus tard les corps de Louis II et du médecin, qui flottaient sur les eaux.
Ne pourrait-on croire qu'il y ait eu non pas un suicide mais une tentative de fuite ? Elisabeth aurait suggéré au roi, lequel était au demeurant excellent nageur, de s'enfuir- par la pièce d'eau. Elle l'attendrait sur l'autre rive, à Feldafing, une voiture les emmènerait par la suite en Suisse ou en Italie. Louis aurait, tenté de se jeter dans le lac, le médecin se serait agrippé à lui. Ils se seraient noyés, tandis que l'impératrice demeurait toute la nuit sur la berge ?
L'hypothèse est plausible. Elisabeth était accourue d'Ischl dès qu'elle avait appris la détention de son ami. Cette histoire fort troublante a retenu l'attention de M. Paléologue.
Le lendemain, Elisabeth se rend au château de Berg on l'introduit. voilée de noir, des fleurs à la main, dans la chambre funèbre. D'un ton qui n'admet pas de réplique, elle ordonne qu'on la laisse seule avec le mort. Elle y reste longtemps, prostrée au chevet du lit. A travers la porte, les serviteurs perçoivent nettement le bruit des sanglots. Quand elle se décide enfin à sortir, un des assistants chuchote à son voisin « Oh regardez-la cette malheureuse. Elle est encore plus pâle que le roi. Tandis qu'elle retourne à Feldafing, on l'entend plusieurs fois répéter : « Quand il se met à détruire, le grand Jéhovah est terrible comme la tempête. »
Désormais, Elisabeth portera constamment sur elle une photographie de son bien-aimé. Il se transfigurera, s'idéalisera peu à peu dans sa pensée. Elle dira de lui bientôt : " Il n'était pas fou, il voyait seulement ce que les autres sont incapables de voir. D'ailleurs, sait-on jamais où finit la raison, où commence la folie et si le rêve n'est pas la seule réalité ? ... "
Pierre-Gilles Veber.