Drôle de concept que le mot portugais « confusão ». Mélange, chaos, amalgame, instabilité… Et pourtant, c’est cet état entre deux états, cette suspension de l’ordre du monde, qui traduit le mieux le geste esth-éthique de Raúl de la Fuente et Damian Nenow dans Another day of life.
Une œuvre hybride
Une même question taraude Ryszard Kapuściński, reporter de guerre polonais dans l’Angola à la veille de son indépendance, et les cinéastes : comment représenter l’entre-deux ? comment exprimer le chaos créateur d’une indépendance ? la (re)mise en ordre du monde après les sévices du régime colonial et le bellicisme de l’Afrique du Sud voisine ?En choisissant l’hybridité comme principe constitutif. Hybridité formelle, tout d’abord. Another day of life mêle habilement images animées (pour les deux tiers), racontant l’expédition de Kapuściński vers le lointain front sud, et prises de vue réelles (un tiers du film) dans les rues de Luanda aujourd’hui. Hybridité narrative, ensuite : le passé du reportage et le présent de l’Angola s’entrelacent, se répondent, et dessinent la perspective des espoirs (déçus ?) suscités par l’arrivée du MPLA au pouvoir en 1975. Hybridité en termes de vérité, enfin : s’entremêlent images de fiction destinées à reconstruire une époque et témoignages documentaires des protagonistes encore en vie à ce jour.Devant de telles hybridités, il ne faut pas raisonner de manière dialectique, opposant les termes point par point, mais de façon synthétique. Animation et prises de vue réelles co-construisent la représentation de l’Angola ; passé et présent tracent l’histoire de ce pays depuis la révolution populaire ; fiction et documentaire travaillent de concert pour faire émerger desvérités d’un conflit et de héros oubliés.
Poéthique de l’in-formation
Dans Another day of life, journalisme et cinéma se recoupent. L’enjeu demeure commun : ressusciter une guerre coloniale devenue front africain de la Guerre froide, dans laquelle s’est joué une révolution du Tiers-monde indépendante de Moscou. Reportage de guerre et cinéma partagent une poéthique : l’in-formation. In-former, c’est donner du sens en mettant en forme. Les mots de Kapuściński saisissant des visages d’anonymes luttant ou mourant pour la liberté font écho au projet de Raúl de la Fuente et Damian Nenow : « Photographie-moi. Conserve mon visage tant que je vis. Voici ce que j’étais. » Des héros, depuis longtemps perdus – si jamais un jour on les connût –, refont surface. Carlotta, l’iconique Che Guevara angolaise ; le mythique Farrusco, déserteur portugais désormais commandant du MPLA qui, tel le colonel Kurtz d’Apocalypse Now, se terre dans la région d’Angola la plus isolée ; Artur et Alberto, deux journalistes natifs qui hésitent entre l’engagement armé et l’objectivité qu’exige leur métier.De ce choc des extrêmes jaillit une beauté étrange, saisissante, à bien des points surréalistes. Tel un tableau de Dalí surgit soudain devant un Kapuściński dubitatif des geysers rouge sang, qui disloquent la brousse, mettent à bas la structure du monde, ouvrent la route à des abysses riches de virtualités. Quelques séquences d’une rare intensité trouent ainsi la narration. Non pas pour faire joli ; mais, profondément liées à la geste révolutionnaire du MPLA, pour faire émerger un ordre nouveau, issu du chaos créateur de la confusão. « A vitória é certa ».
Another day of life, Raúl de la Fuente et Damian Nenow, 2019, 1h25
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