La vigilance, une pratique de toute la vie ?

Publié le 22 janvier 2019 par Anargala


Nous croyons parfois que l'éveil est un changement d'état psychologique définitif, à la suite duquel il devient impossible d'être "repris" par le jeu du mental, sachant que "mental" (manas) désigne ici toutes les énergies du corps-esprit.

Je ne sais pas si cet idéal est réaliste. 

Selon la tradition du Cachemire, les mots sont la base du mental. En se combinant, ils transforment la conscience universelle que nous sommes en des personnages aux destins plus ou moins tourmentés. Pourtant, c'est la conscience qui crée le mental, comme l'océan "crée" les vagues. Autrement dit, nous sommes victimes de nos propres énergies. Vivre dans l'inconscience, c'est vivre dans la souffrance. Le seul moyen de s'en libérer est de reconnaître ces énergies.

Le mental redevient alors une manifestation de l'Immensité silencieuse. Au lieu de cacher leur source, les pensées la révèle, comme les vagues manifestent la puissance de l'océan. Les sensations se révèlent sensations de l'unité. Le sommeil est pure unité ; le rêve est créativité ; la volonté est l'élan créateur de la conscience, et ainsi de suite.

Mais, toujours selon la tradition du Cachemire, il reste toujours possible de se faire prendre au jeu du mental, de se laisser ensorceler, en quelque sorte, par les sons combinés en phrases, par les signes.

Qu'est-ce qu'un signe ?

Un signe est une perception/sensation qui a le pouvoir de renvoyer à d'autres perceptions/sensations. L'exemple classique est la madeleine de Proust. Si nous nous observons, nous verrons que toute la journée nous sommes dans les signes, dans le labyrinthe des signes, comme un jeu de miroir sans fin. Nous percevons très peu. Nous allons de signe en signe, comme un singe de branche en branche. 

Le mental fonctionne comme un dictionnaire : les mots renvoient à d'autres mots, qui eux-mêmes renvoient à d'autres mots, etc. Naïvement, nus croyons que les mots désignent la réalité ; mais en réalité, ils désignent d'autres mots. Ils s’entre-définissent. Voilà pourquoi le mental n'entre pas en contact avec le réel, mais seulement avec ses propres constructions. C'est comme un dictionnaire. Les mots désignent les choses, mais les choses...sont des mots constituées d'autres mots, eux-mêmes constitués de mots...

Comment sortir de ce labyrinthe ?

En ressentant les mots. En les percevant, en savourant aussi leur impact dans l'ensemble du corps, du corps subtil, du corps ressenti. 
Une autre approche pourrait être de "dire" les mots mentalement, mais plus fort. Ainsi il devient plus aisé de réaliser que les pensées ne sont que des mots, des sons.

En pratique, c'est difficile.

Voilà pourquoi, selon la tradition du Cachemire, nous pouvons toujours être repris. De fait, même ceux qui ont une longue expérience de la pratique de la Présence au quotidien se laissent prendre. Très souvent. Bien plus qu'on ne le croit d'ordinaire. C'est cette vérité que rappelle Kshéma Râdja dans son Commentaire aux Shiva Sûtra III, 19. Il cite un Tantra de la tradition Kaula, l’Éradication des ténèbres :

Les énergies du Corps

égarent insensiblement
[le yogi/la yogini].
Terrifiantes, elles capturent l'individu avec l'ego,
alors qu'elles planent dans l'immensité de la conscience.

Les "énergies de la conscience" sont littéralement les "maîtresses des sanctuaires" du corps subtil. 

Elles se déploient dans la conscience, dans l'espace sans limites "au-dessus de la tête", dans cette ouverture transparente qui les accueille. Mais elle "capturent" l'être aliéné (pashu) avec l'ego, ici personnifié par Brahmâ. Sa ressemblance avec la Source (brahman) n'est pas un hasard. Ces deux mots ont la même racine, mais l'un est neutre, l'autre masculin. Pourquoi la même racine ? Parce que le ressenti "je suis" est la Source. Il devient l'ego lorsqu'il semble se confondre avec le mental, il devient alors "je suis contrarié", "je suis laid", "je suis énervé" et ainsi de suite.

Kshéma Râdja explique que "même celui qui a atteint le réel peut devenir le jouet des énergies mentales s'il est distrait".

La vigilance est donc une pratique de toute la vie.

Bien sûr, il y a une vigilance mentale, plus ou moins forcée, et il y a la vigilance qui est la nature même de la conscience. Néanmoins, tout cela repose sur l'attention, la vigilance. En ce sens, il y a bien quelque chose à faire et à pratiquer, même si l'on a réalisé que tout est un.