samedi 19 janvier Le Liminbout
depuis la terrasse des "Q de Plomb"
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Happy Birthday
"Le vent de janvier nous glace et s’engouffre en hurlant sous les ardoises du hangar de l’avenir. Sur le sol froid, nous dessinons une épure, la première que la dalle à peine finie sentira sur son dos. Petit à petit s’esquisse, tout de bleu, notre avion. Treize mètres de hauteur, soutenus par une armature solide et lourde. Dans un champ détrempé proche de la ferme de Bellevue, nous plantons de petits piquets qui étayent notre imagination : il se dressera là, au centre d’un cercle vide, et il y brûlera. Son gigantisme est à la hauteur de l’événement : l’abandon de ce maudit aéroport. Il fallut bien des débats pour savoir si notre aéroplane de carnaval serait en position de décollage ou le nez enfoncé dans le sol. La seconde option ressemblant par trop à un crash, il regardera donc vers le ciel, posé sur ses grandes ailes effilées. Un concorde de bois, bardé de palettes provenant…d’Airbus. Première ironie d’une histoire qui en connaîtra d’autres.
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photo source ZADIBAO
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Si l’aéronef symbolise l’ennemi abattu, il nous faut également un objet représentant la lutte. Nous tombons d’accord sur une salamandre. Elle sera cachée au cœur du brasier, et lorsque s’écroulera la structure, elle apparaîtra toute de fer vêtue, rougeoyante, à sa place. Une équipe de soudeurs nazairiens relève le défi : construire en moins d’un mois cet imposant objet, dans leur atelier maritime. Le canevas de la fête se coud patiemment, avionneurs et salamandriers travaillant de concert pour la symphonie finale. Arcs bleutés et ciseaux à bois s’activeront sans voir se réaliser l’œuvre de l’autre, devant la construire en esprit, se délectant déjà de la surprise.
Le champ est habité, désormais, d’apprentis charpentiers assemblant ce qui ne ressemble pas encore à un avion. Le ballet de leurs brouettes s’enlisant dans la boue ne cesse qu’à la nuit. Bientôt une forme émerge du tas de planches. Couchée, longue, octogonale à défaut d’être ronde, elle grandit. La pluie de février n’aura pas raison de sa métamorphose.
Ailleurs, d’autres bêtes voient le jour. Pour la bataille finale contre l’avion, nous avons demandé à des luttes « territoriales » de construire un objet représentant ce contre quoi ils se battent, ou rappelant leur mouvement. Il nous en faut un également. Ce sera un triton de tissu. Parmi les patients travailleurs, une femme venue passer ses vacances à la zad, après la fin de son contrat de costumière à l’opéra de Paris, et le début de celui au Moulin Rouge. Assurément, le triton étincellera…
Mais pour l’heure, c’est la salamandre qui arrive de la mer. Nous sommes émerveillés en la découvrant, de tôles et de chaînes, imposante et finement ciselée. Il faudra cinquante personnes pour la porter, dans les chaos boueux, jusqu’à l’avion. Elle ne pourra se loger dedans, comme imaginé, trop complexe. Elle sera donc à ses côtés, mais seule restant debout après l’incendie. Lui, il a une tête fuselée maintenant, au-dessus de son corps massif bourré de paille. Le temps de son levage est venu. La tension monte, les machines arrivent : un tracteur, le tractopelle de la zad et un manitou. Tandis que le tractopelle retient la structure, le manitou la lève, et les cordes tendues aux quatre coins maintiennent l’équilibre général, grâce aux nombreuses mains qui les tendent, et aux tours morts sur des piquets plantés profond. Cela commence. Petit à petit, il se lève, impressionnant. Le voilà presque à la verticale, avec tous nos yeux accrochés à son faite. Mais insensiblement d’abord, il vacille vers la droite. « Tenez bon ! » Le tir à la corde débute pour ceux qui retiennent à gauche, en ligne, anxieux, mais empêchant pour un temps le vacillement. « Retenez à droite ! » C’est à ceux d’en face de prendre le relais, car il penche désormais de l’autre côté. Ils s’agrippent, leurs mains gantées chauffent, mais personne ne lâche. Personne…excepté le poteau qui se relève peu à peu dans le sol détrempé du champ. L’édifice tangue dangereusement, la corde glisse le long du piquet, les tireurs hurlent mais personne ne comprend. « Ça va lâcher ! » Le tractopelle se recule devant le danger imminent. La corde est maintenant tout au bout du piquet qui s’affaisse, et d’un coup, elle file. Un instant, l’avion de bois reste ainsi, comme suspendu, avec un des cordistes qui refuse de desserrer son étreinte, seul au bout du filin, voulant croire encore qu’il peut retenir cette masse gigantesque. Mais c’est impossible, et dans un fracas l’avion s’écrase. Au sol s’étale un mikado de planches éparses, le corps est béant, ses entrailles de paille débordent. Tout est brisé, en morceaux. Nous sommes le 9 février, la veille de la fête.
L’édifice ne sera pas relevé, car il était dit qu’aucun avion, même de carnaval, ne narguerait le bocage de sa grandeur. Un sort avait été jeté, que l’abandon du projet n’avait pas conjuré. Alors nous avons arrangé comme nous avons pu l’amas de bois, l’avons légèrement relevé, avec anxiété, avons rafistolé le nez fuselé, avons placé les grandes ailes, caché les trous béants sans nous arrêter jusqu’au lendemain, épaulés par des fêtards en avance sur l’horaire. Vous qui participiez à la fête, avez-vous compris que cet énorme objet n’était que le débris d’un crash mémorable ? Avez-vous perçu l’étrange magie noire qui l’avait frappé ? Nous osons espérer qu’il avait tout de même de l’allure, lorsque le triton, le crocodile rennais et le dragon limousin, après avoir dansé autour de lui, l’ont enflammé. Un center parks de liteaux, un transformateur aveyronnais, un écoquartier dijonnais, une usine à gaz et une poubelle nucléaire ont enfin rejoint les flammes, devant les 20.000 personnes occupant toute la surface du champ. Ce dernier a ensuite subi l’assaut des danseurs jusqu’à l’aube, avant de retrouver le calme de l’hiver, et bientôt les labours, promesse d’ensemencement prochain.
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photo source: ZADIBAO
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Pour cette année, ce furent des tournesols. Cet été, ils ont élégamment habillé le grand champ, offrant à la salamandre un lit chatoyant. Après la moisson, leurs graines ont été pressées, et l’huile fait désormais frire les cuisines de la zad. Y a succédé l’engrais vert, qui ondule comme l’herbe le faisait l’an passé. Et au printemps prochain, ce sera le sarrasin qui y étalera ses fleurs discrètes, pour la farine de nos futures galettes ou miches, dégustées au quotidien ou lors de fêtes et de rassemblements. Puis peut-être encore de l’engrais vert, du tournesol, de l’herbe, des haricots, de l’engrais vert, du tournesol… Le mot « culture » vient de l’indo–européen « kel », tourner en rond. À l’heure où le carnaval fait déjà voir aux impatients le bout de sa panse, nous comprenons que le cycle n’est pas réservé qu’à la terre, et même qu’à bien y réfléchir, il est bien délicat de délier culture et agriculture, lorsque cette dernière n’est pas perçue comme une chaîne de production, mais comme à la fois la résultante et l’origine d’une cosmogonie circulaire.Lorsque nous mangeons les haricots qui ont poussé dans ce champ, nous nous souvenons immanquablement des récits qu’ils renferment dans leurs gousses. Nous revoyons cette nuit du 9 avril, veillée d’armes fébrile, où ils furent triés pour la semence prochaine par ceux qui étaient de garde dans la maison de la Rolandière à l’aube des expulsions. Geste d’avenir dans l’obscurité.
À l’inverse, chaque gousse ne pourra ignorer à la prochaine récolte qu’elle est le résultat, de pistil en butinage, d’un savoureux mélange. En effet, tandis que nous subissions un assaut gendarmesque, le comité de soutien de Bressuire décidait de semer 2000 mètres carrés de mogettes pour la zad, parallèlement à la construction d’une cabane qui parviendra à passer sous les radars des contrôles policiers quelque temps plus tard. Ces haricots et les nôtres ont été battus ensemble le 29 septembre dernier lors de la mobilisation bien nommée Terres Communes. Graines solidaires et graines de la zad, bientôt joyeusement hybridées. Bientôt et comme toujours. Nature ou culture ? Agriculture ou combat ? Qui sait le dire, et qu’importe.
Il nous plaît d’imaginer que la grande parcelle, qui a vu tant de choses cette année, en sait long sur nous, porteuse qu’elle est de la marque de nos souvenirs. Tous ici la nomment désormais « le champ de la salamandre ». Elle a été témoin des plans fourbis afin de transporter Gourbi 6 le long de ses sillons, puisqu’elle offre à présent un point de rendez-vous évident, avec sa statue de fer au beau milieu. Alors que des milliers de personnes attendaient qu’un itinéraire soit trouvé pour que la structure se faufile, elle a humé notre angoisse et notre espoir, un peu fou mais finalement réalisé, de passer entre les lignes de CRS avec une charpente entière. Elle a senti, au cœur des combats, nos mains chercher sur son sol nu des pierres trop rares. Les récoltes qu’elle donnera feront entendre, nous en sommes certains, les échos des batailles et des partages, s’il est possible de séparer les deux…
Sur le sol un peu moins froid du hangar de l’avenir, nous observons le palimpseste des dizaines d’épures dessinées puis à demi–effacées. Une année s’est écoulée. À carnaval nous mangerons, comme c’est la tradition, ces haricots chargés de nos vies, témoins de nos douleurs, et surtout, surtout, symboles de résurrection."
L'année de la salamandre source ZADIBAO "Les battements du bocage "
17 janvier 2019
édition spéciale anniversaire de l'abandon