Le yoganidra dans le shivaïsme du Cachemire

Publié le 21 janvier 2019 par Anargala

Quand je cherche le mot yoga-nidrâ ou "sommeil yogique", dans les textes yogiques et tantriques en sanskrit, je ne trouve pas grand-chose. La pratique telle qu'on la connait aujourd'hui semble d'origine récente. Il y a cet article à ce sujet.

En outre, l'expression yoga-nidrâ apparaît assez souvent dans les textes sanskrit (la langue sacrée de la culture indienne). Elle désigne Shakti, la Déesse. Elle est presque toujours accompagnée des composés mahâ-nidrâ et mahâ-mâyâ. Yoga-nidrâ est le pouvoir d'aveuglement (avidyâ-shakti) qui permet à Dieu de créer en faisant oublier aux êtres leur nature divine. C'est le pouvoir (yoga) d'illusion (mâyâ) qui plonge les êtres dans le sommeil (nidrâ) de l'oubli. Dans certains rituels, il y a donc une déesse Yoganidrâ, aussi appelée Yoga-mudrâ. Elle habite un sanctuaire de la Déesse (pîtha) qui est visualisé dans le corps durant certains rituels. Il s'agit de l'Oddiyâna, l'actuelle vallée du Swat dans le Pakistan, contrée magique à l'époque des Tantras (entre le VIIe et le XIIe siècle en gros). Cette déesse est décrire dans le Devî-nâma-vilâsa (La Parade des noms de la Déesse, VI, 85) composé par un maître cachemirien du XVIIe siècle, séparément de la déesse Mahâ-nidrâ et avec la Prajnâ-pâramitâ et Târâ, soit dit en passant.

Dans le Tantra Acintya-vishva-sadâkhya, l'adepte "pratique le yoga jusque dans les rêves, grâce à la puissance du sommeil yogique" (chap. 27 "la pratique du yoga à huit membres, vers.136). Il semble faire allusion à une sorte de rêve lucide : "En pratiquant le sommeil yogique il rêvera de tout ce qu'il a vu ou non. Tout ce qu'il voit, il le contrôle s'il se contrôle grâce au yoga (yuktâtmâ)." (id., vers. 136) S'il pratique ce yoga pendant six mois, il est délivré de tous les péchés (pâpa, les "chutes"). S'il s'exerce pendant une année, "il aura la connaissance de Dieu comme dans la paume de sa main". Quand le mental est détruit (mânasa-nâsha), c'est la délivrance (mukti).

La Mandala Brahmana Upanishad, une "Oupanishad" tardive faites d'extraits de textes bouddhistes retravaillés enseigne un yoga du "non-mental" dans l'esprit de la Mahâmudrâ bouddhiste, suivi d'un yoga de l'espace et de la lumière (târaka) qui évoque le yoga visionnaire du Grand Achèvement (dzogchen) : "Le yogi est libéré en cette vie grâce à l'état de complète félicité appelée "sommeil yogique", qui est le non-mental toujours présent (sahaja-amanaska, expression typiquement bouddhiste), dépourvue d'inconscience, non-duelle et transparente" (chap. V).

Dans le Mâlinî-vijaya, le Tantra suprême selon Abhinava Goupta, on trouve l'expression employée pour décrire une déesse lunaire qui est "installée dans la posture royale, dans l'état de sommeil yogique" (XXI, 29).

Dans l'Oupanishad "du yoga" Shândilya, qui enseigne le Hatha Yoga, il est dit que "le Temps n'existe pas pour le yogi qui a atteint le sommeil yogique" (VII, 17) . Le yogi s'exerce à Khecarpi Mudrâ, puis atteint Unmanî, puis le sommeil yogique. Le commentaire précise que "sommeil yogique" est synonyme de nirvikalpa-samâdhi. Aucune pratique spéciale n'est décrite. "Le Temps n'existe pas pour lui" signifie que le yogi ne "perd" pas son état non-mental entre deux séances de méditation. Tout cela est décrit dans une pratique de Hatha basée sur le "yoga non-mental" (amanaska, alias la Mahâmudrâ de Maitripâda) et le "yoga de la transcendance par les visions spontanées" (târaka) probablement dérivés des yogas bouddhistes et de leur équivalents dans la tradition Kaula. C'est l'enseignement repris dans la Hatha-pradîpikâ, mieux connue et que je ne citerai pas ici.

L'évocation la plus détaillée que j'ai trouvée du yoga-nidrâ se trouve sous la plume de Kshéma Râdja, maître du shivaïsme du Cachemire et disciple d'Abhinava Goupta. Dans son Explication du Poème de la Vibration (III, 1-2), il décrit un yoga du rêve et du sommeil.

La pratique est simple : écoute du silence à la fin d'une expiration. Le yogi s'endort ainsi, "enraciné dans un sommeil yogique". Du coup, il "n'est pas égaré par les rêves et le sommeil profond". Il contemple alors clairement son essence, qui est Dieu et qui est le but de toutes les voies et de toutes les méthodes.
L'expression yoga-nidrâ apparaît aussi deux fois dans l'Hymne à Shiva-soleil, composé et expliqué aussi par Kshéma Râdja. Il confirme l'idée d'un sommeil yogique qui est un sommeil lucide par éveil de la conscience à elle-même, par elle-même. Aucune autre méthode n'est mentionnée ou suggérée.
Simple, mais clair.

Le Yoga Nidrâ traditionnel est donc cette pratique simple de la Présence à travers tous les états de la conscience. Finalement, la conscience est toujours présente, jamais endormie. Le Yoga Nidrâ consiste à réaliser cela.