Curieuse institution que l’armée. Moralement désuète et archaïque pour les uns, mal nécessaire pour certains, source de rigueur et de fierté pour d’autres. Autant chargée de la sécurité extérieure que de la protection des civils en cas de force majeure, à la fois au service de la population et (certains diront surtout) aux ordres premiers du pouvoir, son fonctionnement opaque et sa force de frappe attisent la curiosité comme ils suscitent la méfiance, pour ne pas dire la défiance. Elle fait partie de l’État sans vraiment en être, évoluant dans sa propre sphère. Ainsi en va également de ses soldats. Assujettis à d’autres règles, à d’autres lois. Pris en étau entre les codes civil et militaire, jonglant entre qui ils sont une fois l’uniformeau placard, et ce qu’on leur demande d’être en tenue de combat. L’une des jeunes recrues de l’armée canadienne filmées par Jean-François Caissy fera d’ailleurs la remarque à son supérieur comme quoi l’un des gradés, dur et austère avec eux, était probablement quelqu’un de chaleureux et de souriant « dans la vraie vie ». Une dualité, sinon un paradoxe, que Premières Armes va tâcher de mettre en lumière par petites touches. Secrets jalousement gardés ? Accords avec l’armée canadienne pour ne pas trop en montrer ? Ou parti-pris impressionnistefaisant la part belle aux zones grises propices à l’interprétation ? Toujours est-il que si Caissy ménage quelques instants de critiques voilées sous des atours humoristiques ou lors de subtils contrepieds (notamment l’instant assez savoureux de l’inspection du rasage réglementaire des élèves par un officier… barbu), au cours desquels on pressent le point de vue du cinéaste sur ce que sa caméra est en train de capter, on ne pressent seulement, car ces quelques moments critiques ou ironiques se font trop sporadiques pour soutenir un réel propos (à charge ou à décharge d’ailleurs) sur la durée. Premières Armes se fait ainsi davantage observateur qu’investigateur, témoin plus que procureur.
Neutralité est donc le maître-mot. Jean-François Caissy montre (exercices et manoeuvres sur le terrain, inspections, évaluations des étudiants, réprimandes, et même sanctions), mais se met en retrait. Pour mieux laisser s’exprimer les faits. Or si la démarche reste porteuse de sens (en laissant justement le soin au spectateur de le recomposer et de se l’approprier), rappelant au passage la méthode Wiseman, il manque à Premières Armes la matière nécessaire pour se forger une opinion éclairée quant aux enjeux et au sujet mêmes du film. Entendons par matière des entrevues avec les élèves, des confessions explorant leurs motivations, ou des événements qui, mis bout-à-bout, permettent de dégager une idée, un message forts. Ici, en dehors des injonctions ou a contrario des mots d’encouragement des gradés, quelques échanges téléphoniques entre les élèves et leurs proches, les dialogues sont réduits à la portion congrue, ce qui, concernant une thématique aussi riche que celle de l’armée, son rapport à la société civile, la symbolique qu’elle porte, a pour principal conséquence d’affaiblir la démarche, en privant l’auditoire d’une contextualisation riche et étayée à même de donner corps et poids à ce qui nous est montré.
Les motifs de satisfaction de Premières Armes seront donc à trouver ailleurs. En particulier dans les jeux formels auxquels Jean-Francois Caissy s’adonne, par exemple au niveau du montage, bouclant sur lui-même, avec notamment une introduction et une conclusion en écho. Si au début du film, les aspirant(e)s soldat(e)s marcheront au pas vers la caméra, vers leur avenir et leur(s) objectif(s), c’est bien cette dernière qui les suivra lors de l’épilogue, marquant la fin de leur formation, et du même coup, de leur quête de sens.Une logique que l’on retrouve également au niveau du découpage du récit, globalement scindé en deux, avec une première partie mettant l’accent sur les individus, où l’esprit de groupe n’existe pas encore, et une seconde moitié mettant en exergue l’émergence de cette dynamique d’équipe, tout en ménageant dans le même temps quelques (rares) moments d’intimité, pour mieux souligner la coexistence naturelle qui finit par s’installer entre la personnalité de chacun, et la doctrine de l’armée à laquelle chaque soldat, sans mot dire et quels que soient ses états d’âmes, s’astreint. La structure mise en place par Jean-François Caissy se fait ainsi vecteur principal de discours, et sans se montrer particulièrement subtile ou originale, fait toutefois montre d’une belle utilisation du langage visuel pour soutenir et compléter avantageusement un scénario au final assez convenu, aux ressorts et aux intrications attendues. La cause est entendue : s’enrôler dans l’armée, c’est répondre pour la plupart des recrues à un désir de défis, plus sûrement de donner un sens à leur vie. Pas moins, certainement pas plus. Un constat touchant par nature, manquant néanmoins singulièrement de texture. Jean-Francois Caissy n’a pas daigné ou su creuser plus loin, et aller au-delà : si Premières Armes s’attache à couvrir les douze semaines de formation qui seront amenées à changer la vie des élèves impliqués, la progression et ses effets – moraux, psychologiques, physiques – ne transparaissent jamais vraiment à l’écran. Pourtant proche de ses sujets, filmés avec empathie et respect, Première Armes en vient paradoxalement à manquer de sensibilité, d’émotion et d’humain. Peut-être même d’un brin d’identité. De figures marquantes auxquelles s’accrocher, comme a su le proposer Christy Garland avec Le rêve de Walaa.
En se contentant des évidences, Jean-Francois Caissy prive Premières Armes de tout effet de surprise, d’impact significatif à même de le faire sortir du lot. Solidement réalisé, il reste c’est vrai un film agréable à suivre qui, grâce à un rythme enlevé, arrive à capter l’attention et maintenir l’intérêt. Pas sûr néanmoins que cela soit suffisant pour en sortir pleinement repus et satisfait.