Desintegration

Publié le 19 janvier 2019 par Lorraine De Chezlo
d'Emmanuelle Richard
Roman - 200 pages
Editions de l'Olivier - août 2018
Issue d'une famille modeste, élevée par des parents soucieux de ne pas trop dépenser, d'être perçus correctement, de travailler tant pour gagner peu, elle est vite confrontée à la réalité de classes sociales différentes. Des amies camarades avec de l'argent de poche, des colocataires étudiants qui manient la langue française avec bourgeoisie et font appel à leurs parents pour tout financement, les petits boulots qu'elle est obligée d'accomplir, le mépris qu'elle ne supporte pas dans les yeux des puissants. Entre contradiction et rage, elle se forge une conscience et une liberté, elle évolue jusqu'à ce jour où lors d'un dîner face à un éditeur, elle va peut-être se voir considérée à sa juste valeur littéraire.
Ce roman est le roman d'apprentissage social d'une lutteuse, une combattante motivée par la honte, par cette désintégration dont elle se sent viscéralement victime. Emmanuelle Richard distille une narration nerveuse, précise, une autopsie sociale dépeinte avec souvent des phrases longues, interminables, vertigineuses.  Extrait :"Je découvrirais plus tard que le luxe ne débute même pas là et que m'exhorter à cette épreuve de confrontation, conjointement à celle de la possession, afin de m'endurcir et de m'affermir dans l'exercice de l'appropriation de certains codes, d'un certain naturel, d'un mime de l'aisance et de la décontraction au contact de certaines matières et gammes de produits, comme pour un entraînement sportif de très haut niveau, régulier, minutieux, difficile, douloureux, étape inévitable avant libération, était vain de toute façon : c'était une course de fond qui n'avait pas de fin." Elle est assez solitaire, de rares relations avec ses colocataires, ses collègues temporaires. Elle vit le sexe avec l'espoir du plaisir. Elle ne sacralise pas son corps, elle laisse les autres le pénétrer assez facilement, comme cette ville qui est un corps, un corps dans lequel elle descend et s'enfonce dans la nuit. Mais elle cogite tout, elle subit de manière épidermique le fossé impalpable qui se matérialise quand elle rencontre des jeunes hommes privilégiés, des gosses de riches qui ne savent pas eux-mêmes qu'ils le sont, des rejetons de la bourgeoisie qu'on autorise à vivre dans la luxure, dans la paresse, à s'habiller de manière indigne, à mépriser les sans-avenir. D'année en année, la haine monte en elle, elle vit chichement en entrapercevant ces vies des beaux quartiers à l'ombre des préoccupations matérialistes. Et elle enrage. Blanche et blonde, elle se reconnaît davantage en la masse laborieuse immigrée ou dans les dealers de quartiers à qui elle achète l'herbe illégale. Extrait :"Je le situe du côté des vainqueurs qui n'ont pas combattu, ou si peu. Chacun croit que sa position est la plus exceptionnelle et représente la plus difficile à partir de laquelle composer. Il a traversé des épreuves, seulement la précocité de sa réussite, il la doit en partie à une chose à laquelle il n'est pour rien, quand il m'aura fallu près de quinze ans pour arriver à sa table et y être traitée par lui en presque égale. Et toi, comment tu m'aurais parlé si tu m'avais rencontrée derrière une caisse de supermarché, si nous nous étions trouvés de part et d'autre de n'importe quelle transaction de service ? Aurais-tu exercé de la violence, du mépris à mon endroit, ou bien te serais-tu adressé à moi en égal humain ou avec un respect élémentaire ? ne puis-je m'empêcher de m'interroger."  
Son ascension, comme une chance ultime, comme le fruit d'une patience laborieuse, se vit comme une vengeance de classe, une vengeance pour les siens. Et c'est alors qu'il lui faut composer avec la fierté d'être devenue comme Eux, comme les Autres, et l'envie de continuer à être considérée comme venant de la galère, à tout jamais issue de classe populaire, pour la vie une femme qui a mérité ce qu'elle a arraché à la vie. Ne pas être perçue par ses anciens amis de la débrouille comme une ennemie nantie. Et son cœur peu à peu s'est réouvert.Un roman très fort, tranchant, qui prend pour lui le poids de l'actualité. Quelques noms de personnalité cités, des références à des évènements politiques passés, ou futurs, un monde semblable à la réalité contemporaine du pays.
L'avis de Cathulu - Des bouquins, des bestioles, du bric-à-brac
"Un livre sous perfusion de rap" - Raplume