Mystère et berlingots
Il se présente comme un compendium des actes et des doctrines d’un poète supposé, que j’ai d’abord cru suisse – Gröll est un petit neveu de Tzara. Sa raison relève d’une logique qu’on pourrait dire non-euclidienne : c’est un aventurier de l’esprit. Sans doute a-t-il sucé dada au biberon plus que la rigueur cartésienne. Mais, même si l’on hante d’ordinaire d’autres terres que celles où l’auteur vagabonde, surtout dans ce cas peut-être, impossible de ne pas être touché par ces pages qui miment le ton de la science et la philosophie, celle de la raison « claire et distincte » : « L’homme pense parce qu’il existe ». Gröll procède par affirmations successives, le plus souvent sans liens logiques repérables, la pensée est parfois même interrompue avant d’avoir pris forme ; pourtant, comme il n’est pas étonnant, cet égarement peut conduire à des vérités dans notre ordre de pensée : « Il y a des choses / que j’ignore tellement je suis ».
Qui est Gröll ? Il s’incarne au fil des pages, on saura peu à peu qu’il porte lunettes et bonnet, qu’il est bègue, a un teint de carotte, est amateur de whisky et partisan de l’amour libre, qu’il écrit au bic sans rature mais (comme tous ceux qui s’étudient) qu’il est à demi-idiot ; enfin, bien que citoyen de Belgie, qu’il vit à Paris. Derrière ce rideau de fumée, on voit partout Manon percer sous Gröll. Les poèmes, du reste, passent souvent du il au je sans solution de continuité. Ce double fantasque, ce monstre à la raison dévoyée envahit l’auteur, tantôt le supplantant : « Quand je me couche / Gröll se demande si les infinis sont égaux » ; tantôt s’effaçant devant lui – on devine Manon très à l’aise dans son Gröll dans certaines de ses acrimonies politiques (« sport et télé / sont jumeaux comme flic et fric… ») ou dans son éloge de la liberté amoureuse – car bien que très sujet aux tourments du désir, Gröll a « un don d’ubiquité affective ».
L’amour c’est tournevis dans la poitrine
avec du stress qui descend jusqu’au ventre
et c’est bon. Quand Gröll se situe dans le moment
d’aimer il devient tout cucurbitacé et se retrouve
dans des situations de débordement qui le plongent
en stupéfaction de joie et le rendent complètement
breloque. Gröll est amoureux dans le sens
de la combustion instantanée qui se dégage
entre les êtres humains dotés de seins fesses
et autres bigoudis. Ce qui ne veut rien dire. Sauf
pour la technique du partage d’élan sur la moquette.
L’allure, comme on le voit, est celle de la prose, sinon que le retour à la ligne avant la marge et une pratique sûre du rejet signalent qu’on a affaire à des vers – et même, à l’occasion, à des alexandrins. Toute poésie est nombre, plus ou moins. C’est ici manifeste ; les nombres règnent, et d’abord sur la taille des poèmes : ce sont des onzains – quatre-vingt-dix-neuf exactement, comme il se doit pour un esprit rétif à la beauté arithmétique. Ils révèlent un goût touchant pour les mathématiques (l’auteur avoue d’ailleurs
Sa peur de devenir une table sans tain
car il grouille de formules mathématiques.
) et les phénomènes physiques, celle-là livrée à des lois inconnues, ceux-ci en proie à des théories plus ou moins farfelues. L’usage intensif du présent et la ponctuation réduite au point (pas une virgule, pas une parenthèse, le point seulement, manié comme un tranchoir : Gröll « écrit dans la langue de Robespierre »), contribue à la froideur quasi-scientifique des énoncés, qui sont étranges certes, mais presque jamais délirants, bien au contraire : « Gröll pense qu’il y a du réel qui s’échappe ». Certaines notations a priori surprenantes sont très justes : « Le froid c’est la dent qui sait » – qui ne l’a éprouvé par moins de zéro ? – ou bien, plus vertigineux : « Hier et demain / se croisent seulement dans le jardin ».
L’expression, bien que familière, est d’une grande inventivité, ce qui n’interdit pas certaines prédilections. Les poèmes commencent souvent par une définition assez juste (« Rêver c’est regarder penser le sommeil extrême. »), qui est ensuite développée à l’instinct, sans égard pour les injonctions de la raison. L’auteur se plaît à détourner des expressions toutes faites, prises au pied de la lettre (à propos de la souffrance animale : « Elle ressemble à la nôtre en tous points sauf / au centre »), ou bien recréés (« mystère et berlingots »), inversées (« Violon c’est jouer de l’âme »), transposées (« philosophe de bouts de chandelles »), etc. Manon est aussi un grand amateur d’amplifications tautologiques (« fariboles de calembredaines ») et d’oxymores (« ses pensées / font des détours par le plus court chemin ») – ainsi que, de façon générale, de tout ce qui peut troubler les habitudes de langage et de pensée.
On l’a compris, on lit ces Vie & opinions de Gottfried Gröll avec un plaisir constant et (chose rare) presque enfantin, soutenu par un humour plus extravagant que drolatique : Gröll est le fils de Faustroll, son registre est le pince-sans-rire. Rares sont les poèmes qui m’ont semblé faibles (j’ai seulement regretté deux ou trois trivialités : on ne se refait pas). Qui lit un bic en main est bientôt abondamment fourni en citations ; celle-ci par exemple, qui conclura heureusement :
Tout ça bien sûr c’est tombé du ciel
avec une petite gousse d’étoile pygmée.
Gérard Cartier
Christophe Manon Vie & opinions de Gottfried Gröll, Dernier Télégramme, 2017, 120 p., 13€, sur le site de l’éditeur