Je vous recommande sans modération la lecture grisante et sombre de ce très bon roman " Eileen " d'Ottessa Moshfegh. Ames sensibles s'abstenir mais ça vaut le détour littéraire, sans aucun doute.
Eileen est une jeune fille terne aux pognes rougeaudes qui s'estime disgracieuse. Il faut dire qu'en dépit de son jeune âge la vie ne lui a pas fait de cadeaux. Un lent poison se distille dans son âme, celui de la revanche sociale mais aussi celui des déviances destinées à la maintenir en vie. En dépit de cet emprisonnement psychique subsiste chez Eileen une trilogie de désirs. Le désir fou d'une autre vie, d'une amitié partagée qui viendrait la sauver, d'un beau type costaud et sain à l'entrejambe prometteuse qui la serrerait entre ses bras, éperdument.
Eileen vit en Nouvelle Angleterre dans une petite ville aussi laide que l'âme de ses habitants. On s'y ennuie ferme, les types y sont des goujats, la neige omniprésente installe sur les marquises des maisons silencieuses des stalactites inquiétantes comme des tueuses. Eileen travaille dans une prison pour adolescents qu'on tente de rééduquer à coups de sermons et de repentance. Elle y reçoit des mères désoeuvrées quêtant dans le regard de leur progéniture des réponses à leurs manquements. Eileen feuillette des magazines de géographie et s'étourdit d'autres civilisations en retenant essentiellement les moeurs les plus féroces, les scarifications du coeur. Avec son masque qu'elle définit comme un masque de mort, elle prend soin à contrecoeur de son père, ex flic estimé qui a pactisé avec le Gin et la démence. La nuit, au volant de la vieille Dodge familiale qui suinte le gazoil elle hante les supermarchés pour ravitailler le gosier paternel et fantasme son évasion définitive. Dans le grenier où elle se réfugie pour dormir elle dévore des cacahuètes, s'arsouille sans ménagement, lave ses bas bleu-marine, observe sa maigreur toujours insuffisante et attend son heure. Rebecca, la jeune et sémillante diplômée d'Harvard en charge d'un nouveau programme éducatif pour le centre de détention, incarnera cette heure. Bien éduquée, issue d'un milieu favorisé, passionnée par la rédemption de l'autre sans vouloir en payer le prix fort, Rebecca ne tendra aucune main à Eileen l'immodérée. Mais il en est de certaines rencontres comme de certains alcools forts, elles vous grisent tant qu'elles invitent au départ ...
Une analyse psychologique fouillée, un personnage de jeune femme ambivalent aussi attachant que repoussant, une ville moribonde et neigeuse et la possibilité de l'espoir entourent ce roman à la plume qui séduit par sa précision et la justesse de son analyse psychologique. Oui, assurément " Eileen " est loin d'être un roman gentillet. Astrid Manfredi