C’est dans un vers d’un recueil satirique d’Archiloque que l’auteure débusque la première référence du « bestiaire symbolique »de ce couple improbable formé du renard et du hérisson : « le renard sait beaucoup de choses mais le hérisson une seule grande ». Quelque 800 ans plus tard, Plutarque cite ce vers « au statut proverbial incertain » comme un exemple de « l’intelligence rusée du hérisson ». La littérature grecque et la littérature latine ignorent cependant l’association du hérisson « en tant que symbole de l’unité » et du renard « en tant que symbole de la diversité ». Dans différents corpus de fables le renard personnifie les comportements liés à la ruse alors que le hérisson n’est associé à aucun type humain. Le renard est le héros préféré des fabulistes, devant le lion. Il faut attendre la fin du Moyen Âge pour que le hérisson apparaisse dans les fables et les contes. Au XVIIe siècle La Fontaine mentionne le hérisson dans une seule fable « Le renard, les mouches et le hérisson ». (XII, 13). Une image positive, un « symbolisme fixe »font du renard un animal « maître es ruses, curieux et ingénieux, sachant réagir vite en s’adaptant à n’importe quelle situation quitte même à changer d’apparence pour tromper l’adversaire » (p. 18). Il en est tout autrement du hérisson qui incarne des symboles différents au gré des époques et les cultures. Créature satanique dans l’imagerie chrétienne, il est dans un roman contemporain, représenté comme un animal « faible et impur ». Le couple « proverbial de l’Antiquité grecque » est sorti de l’oubli par Isaiah Berlin qui publie un essai en référence au vers d’Archiloque cité plus haut. À partir des dispositions du renard à l’imagination et de l’unique ressource défensive du hérisson, il souligne les différences, qui, selon lui, « divisent les écrivains, les penseurs et peut-être les humains en général ». S’ensuit un classement typologique des grands écrivains, russes en particulier. Il fera ainsi de Tolstoï un renard alors que Dostoïevski est rangé dans la catégorie des hérissons.
Clifford Geertz prolonge l’approche d’Isaiah Berlin en considérant le milieu des chercheurs qu’il oppose en deux catégories. Les philosophes relèvent de celle du hérisson, « symbole d’une pensée unitaire qui ramène tout à un unique principe d’explication » (p. 143). Les anthropologues, de leur côté, « adeptes du travail de terrain » sont rattachés à la catégorie des renards en raison de leur appétence pour « les savoirs locaux sans rapport entre eux ». Irène Tamba admet que la force du proverbe initial est quelque peu atténuée par la construction de typologies. Cette approche fera néanmoins école dans les courants de la critique anglo-américaine.
Pour l’auteure, c’est Stephen Jay Gould, biologiste et paléontologue, qui propose, le premier, de dépasser « l’antinomie de ce couple d’animaux pour faire de leur alliance le symbole d’une nécessaire complémentarité entre les univers disjoints des sciences et des lettres » (p. 144). Dans un premier ouvrage, il entend revisiter l’image du hérisson transmise par « l’aphorisme éculé »attribué à Archiloque et questionner l’antagonisme du couple renard/hérisson. Le hérisson incarne alors à ses yeux une ténacité singulière qu’il désigne sous le terme « d’hérissonite ». Il s’agit là, dit Irène Tamba, d’une « première retouche symbolique » qui remet en cause le cliché dont est affublé le hérisson. Dans son second ouvrage, Stephen Jay Gould fait notablement évoluer l’image symbolique de l’antique couple proverbial. En réalité, ce renouvellement des représentations concerne davantage le hérisson que le renard « archétype de la ruse ». (p. 40). Selon Irène Tamba, Gould ouvre au hérisson de nouvelles perspectives. Il voit dans le couple incertain l’alliance entre la capacité de ruser et l’obstination, ce qui demeure « deux stratégies distinctes ». C’est pour l’auteure le signe que les interprétations métaphoriques qui émaillent l’histoire de cette relation improbable sont en interaction avec les représentations collectives qu’elles rencontrent à travers le temps.
La deuxième partie de l’ouvrage s’adresse aux spécialistes de la linguistique des nomenclatures et à celle du lexique qui désigne les noms usuels d’animaux porteurs « de stéréotypes simples ». L’auteure traite d’abord de la question des appellations. Dans les situations de doublet, les noms vulgaires et les noms scientifiques gardent leurs domaines d’usage respectifs. La conversation familière ne recourt pas au nom savant ; les spécialistes n’utilisent que les noms savants dans les taxinomies classiques. Toutefois, l’usage peut déterminer « un système sémiotique » adapté au contexte. Le chapitre IV invite le lecteur à un cheminement dans l’étymologie grecque et latine des deux termes. Irène Tamba rappelle que le nom courant du renarden grec est alôpex et celui du hérisson est echinos. Alôpex est le nom originel du renard qui est transféré métaphoriquement à d’autres espèces (chauve-souris et poisson). De son côté, echinos concerne la dénomination de« deux catégories d’animaux identifiables en raison de leurs piquants ». (p. 78). Il s’agit du hérisson et de l’oursin. C’est cette dualité, née de la description d’Aristote, que l’auteure interroge dans deux expressions proverbiales pour qualifier les personnes peu amènes (« il/elle est hérissé/e » et « le hérisson est rugueux de part en part »). Pour l’auteure, c’est Érasme qui livre le sens de cette seconde expression qui est utilisée pour désigner les hommes qu’il est impossible de convaincre parce qu’ils sont couverts de piquants « comme l’oursin ou le hérisson ». À partir de ces usages, l’auteure revient sur les écarts du symbolisme lexical d’alôpex et d’echinos. Le caractère d’intelligence rusée d’alôpex traverse les corpus des fables et des proverbes. Echinos n’est identifié à aucune symbolique et « son sémantisme ne comporte qu’un trait physique dominant, les piquants ». (p. 86). Du côté du latin, le renard, vulpes, jouit de la même image de ruse comme trait sémantique majeur que le grec alôpex. Ce stéréotype s’observe dans les fables et expression proverbiales. La relation ne s’établit pas aussi clairement pour le hérisson. Dans la langue latine classique, echinus-oursin a précédé echinus-hérisson, puis echinus « à basse époque perd son sens zoologique univoque et sert à transposer echinos dans sa double acception d’oursin et de hérisson ». (p. 96). Echinus coexiste au Moyen Âge avec plusieurs dénominations latines et vernaculaires dialectales et s’impose à la Renaissance notamment sous l’influence d’Erasme.
En dépit d’une troisième partie généraliste et théorique en décalage avec le ton général du livre et plus elliptique, l’auteure réussit sans aucun doute son entreprise de démêler les fils qui, tout au long, des siècles s’entrecroisent dans la métaphore de « cette piquante alliance ». Cet ouvrage érudit qui présente toutes les mutations de ce « couple mal assorti » au prisme des représentations actuelles confrontées à celles livrées par les sources grecques et latines retient toute l’attention du lecteur.
Ce que l’auteure présente comme un « petit livre » ouvre des perspectives pour des réflexions inédites qui peuvent, sans difficultés, aller à la rencontre de publics curieux et intéressés par le destin de deux animaux à l’image contrastée qui appartiennent à des mondes séparés. Les spécialistes trouveront de nombreuses références concernant l’étymologie, le symbolisme et de l’évolution du lexique. L’énigme de la métaphore du renard et du hérisson, sans avoir livrée tous ses mystères, plonge le lecteur dans le monde du merveilleux et génère en cours de route des questions imprévues. C’est là une autre énigme, celle des textes qui apportent plus au lecteur que ce qu’ils annoncent.
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