Dans un tel contexte, « poésie expérimentale » doit s’entendre au sens d’expérience mentale, à la profondeur abyssale : « bas thème / des sons limons / arqués aux logiques / étymons / en l’abyssale thélème / labiale palatale et fractale » (p.30-31). Dans le laboratoire du poète, « labo lire » (p.74), transformé pour l’occasion en CEAV (Centre d’étude de l’atome verbal), doté d’un accélérateur de particules sonores, sorte de « gueuloir », ou plutôt d’« en-gueuloir » hypermoderne, le champ d’expérience est l’in-fini de la langue, situé « entre néant et matière » (p.87). Le défi, de taille, s’avère autant poético-linguistique qu’anthropologique et politique. Quels nouveaux syntagmes et signifiants poétiques, quelles nouvelles forces de cohésion psychiques et sociales surgiront de la percussion de deux dés lancés à la vitesse de la lumière ? Alors que les chiffres se débinent et qu’une langue bien pendue, tournoyante, nous embobine avant de se rembobiner entre ses babines ?
Tout se devait de commencer, non par un « fiat lux», sentence pleine de morgue apollinienne, mais par une mise à mort, en bonne et due forme, de Dieu et de la Raison imbue d’elle-même : « a thée / tombant sous le sens / les sons sans leçon / délestés décodés / comme dés sans chiffres » (p. 7), dans un refus anagrammatiquement énoncé de toute super-stition théorique, théo-logique voire téléologique, en témoignent les incipits des premières pages, mis en exergue comme les altérations (dièses, bémols) chargées de donner à l’œuvre sa tonalité :
« a thée…
ô té…
théo/l’étau/à lettres/léthal…
déo/au débat…
oyez oyez…
osez osez… » (p.7-15)
Où l’on s’aperçoit que le Dé est un dieu rebelle et farceur – « mots clés moqués » (p.30) –, qui destitue de son trône le Deus rex tout-puissant, gardien de la tradition et de la répétition mortelle, qui s’oppose fermement au mirage de la Science classique, parée de ses principes d’identité et de non-contradiction, comme aux idéologies totalitaires et infécondes pour tristes « momies aux lèvres de singes » (p.32).
Astéroïde « sans cible » (p.52), locomotive à rebours, bienvenue ! « Arrière des principes / toute vapeur » () ! Sans foi dans le hasard, sans remise en cause de la fixité des principes – « in causa venenum » (p.29) – au profit de l’abandon au rythme, aux sonorités qui nous meuvent et nous émeuvent, définissant chaque homme comme entité à la fois sociale (citoyen) et autonome, se donnant à lui-même sa propre loi – « citroyen » (p. 52), portant l’r de la révolte au cœur du langage –, nul jet de dés possible, nulle jaculation verbale, nulle danse vire-voletante au-dessus de l’abîme.
Loi sous-jacente, qui prélude et préside à cette poésie : celle du désir ouvrant sur l’étrangeté et l’ailleurs, proposant une vérité qui, loin de relever de la morale kantienne, axée sur le devoir, s’articule à la singularité de chaque sujet. Cette loi implique un dé-placement, une immersion dans l’inconnu, c’est pourquoi elle engage le poète comme son lecteur dans un tourbillon potentiellement angoissant, confrontant aux incertitudes et aux paradoxes, aux failles de la logique, au même titre que l’équation de Schrödinger en physique des particules. Parallèlement, l’exploration de ce champ de probabilités donne essor à la dimension jouissive de ce langage trublion, duquel Jean-Luc Lavrille compare l’action à celle d’un météore. Avec l’idée que ce dernier n’annonce ni le malheur ni le bonheur : le hasard n’est que ce que l’on en fait.
« Jetés aux dés » : odyssée verbale, ode au roulé-boulé de l’enfance, aux « jeux d’œufs mollets [jeux de mots laids] » (3) enfantins, préludes au chant et à la danse de l’homme libéré de ses chaînes. Tue, tuée, la voix de son maître laisse alors place à la voie singulière, rythmique, vivante du poète. De fait, si Jean-Luc Lavrille fait vriller le langage au point de le faire dé-lirer, il n’échappera pas aux oreilles les plus attentives que l’insolent grattage des lyres n’est pas sans ménager son ratage pour mieux réveiller nos méninges.
Jean-Yves Samacher
Jean-Luc Lavrille Jetés aux dés, éditions Atelier de l’Agneau, coll. « Architextes », 2018, 90 p., 16€
1. J’emprunte cette expression au philosophe Gilles Deleuze.
2. Le signe est ici à entendre avant tout dans son acception saussurienne, soit la combinaison d’un signifiant et d’un signifié.
3. J’emprunte l’expression, et le jeu de mots, à Boby Lapointe.