Rouge-gorge ne se raconte pas. Ce texte court, pur, ciselé à merveille, échappe à toute tentative de récit. Ici, tout ce qui est dit, pensé, ou même rêvé, dépasse la seule mesure des mots. Quelque chose s'élève dans la transparence d'une pensée qui précède le temps de la faute originelle. Il y a là quelque chose à recueillir qui, bien souvent, se refuse aux limites de l'extériorité. Ce qui est secrètement contenu dans ces pages peut vraiment se résumer à l'essentiel d'une vie humaine : le temps, la conscience, le langage et la disparition : « Le jour se levait ; le brouillard se déchirait sur l'eau qui avait la profondeur inouïe des mots, dans les dictionnaires que mon père serrait sur son bureau ».
Et ceci également : « Le langage est là pour que tout arrive à notre place et témoigne de ce qui disparaît, m'a dit doucement ma mère ».
Ce qui revient toujours au centre de cette prose si déliée, c'est le thème de l'existence, dans toute sa résonance profonde. Le sens d'une vie qui vous échappe, et que les mots, aussi clairs, aussi simples soient-ils, ne parviennent pas à fixer : « Je remuais du sable, des feuilles, des mots de vieux patois. Je laissais les grillons et la bruine me traverser la bouche. Je n'avais pas trouvé la basse continue sur quoi se règle le chant de l'existence ». Et même ce rouge-gorge enfermé dans sa cage n'offre aucune consolation ; il illustre sans répit cet effacement progressif du narrateur ; son état de solitude, de silence et de plein abandon. Car « Il chantait même dans la nuit d'hiver. Il était le temps chanté, et j'entrais privé de voix, dans ma dernière saison ».
Ce texte admirable n'est pas seulement celui d'un poète, ou d'un écrivain ; c'est aussi l'œuvre d'un musicien accompli.
Jacques Laurans
Richard Millet, Rouge-gorge, Fata Morgana, 2018, 55p., 12€.
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