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Trouvera-t-on un jour meilleur champ romanesque que la
famille ? Cette partie constitutive de la société, qui l’imite ou la
caricature quand elle est assez large, est le lieu de tous les affrontements et
de tous les rapprochements. Elle reste par conséquent un espace privilégié pour
faire exister des personnages jusqu’aux limites d’eux-mêmes, dans un vase clos
où s’exacerbent les passions. Ces familles imaginaires réagissent avec une
force rare aux éléments venus d’ailleurs, les « pièces rapportées »
qui jouent souvent des rôles de trouble-fête dans un jeu de rapports humains
aux règles fixées par les habitudes.
Les routes de poussière, premier roman traduit (par Françoise Brun; en 1989) en français de
Rosetta Loy, avait reçu en Italie… quatre grands prix littéraires ! Comme si
le même roman d’une rentrée littéraire hexagonale recevait plusieurs des
récompenses automnales après lesquelles courent auteurs et éditeurs. Ce qui est
inimaginable en France s’est donc produit en Italie. À lire Les routes de poussière, on le comprend :
cet ouvrage ample est habité par une lumière exceptionnelle, celle de la vie
même.
Rosetta Loy survole quatre générations de paysans piémontais
auxquels le destin ne rend pas toujours l’existence facile en ce début de
dix-neuvième siècle où les guerres bousculent les populations civiles. Le
travail de la terre est âpre, et les forces inégales. Les hommes prennent femme
par amour ou par calcul, et la famille s’agrandit malgré les deuils successifs.
Les liens qui retiennent les personnages au sein de la
descendance du Grand Masten n’ont pas toujours la même force. Pidrèn et le Giaï,
les deux fils du Grand Masten, devaient épouser deux sœurs. Mais une seule d’entre
elles, Maria, est belle, et elle a choisi le Giaï. Alors, Pidrèn est parti, sans
savoir qu’il serait attendu après la mort de son frère, pour continuer à tracer
sur la carte du temps, dans les bras de Maria, le chemin de la vie. Pour faire
des enfants qui, eux-mêmes, connaîtront des sorts divers. De Gavriel, jamais
marié mais amant fidèle, à Luis aux deux femmes, en passant par Bastianina si
pieuse qu’elle deviendra religieuse et si douée qu’elle peindra même pour le
Vatican, les frères et les sœurs suivent des chemins qui semblent les séparer
avant de les rapprocher à nouveau, serait-ce par le biais d’une histoire d’amour
avortée qu’il aurait bien fallu qualifier d’incestueuse.
Tout cela
a la saveur d’une mémoire à laquelle nous aurions accès tout à coup, comme si
elle était devenue la nôtre. A force d’avoir respiré dans ces pages la
poussière des sécheresses ou d’avoir trempé dans la boue des inondations, nous
avons appris ces paysages. Et ils sont habités.