Je ne suis jamais montée tout en haut d'un arbre. Je sais juste qu'avant on appelait le sommet d'un arbre la cime. J'ignore pourquoi ce mot a disparu. Il a disparu comme tant d'autres choses ont disparu au gré de volontés obscures qui ont fini par faire consensus. Je ne suis jamais montée en haut d'un arbre car il faut dire que j'ai un peu le vertige. Adolescente, j'aimais beaucoup Sueurs Froides le film d'Hitchcock devenu lui aussi introuvable. Je crois que ma crainte du vide vient du grand Alfred ou peut-être d'autre chose, ou peut-être de mon petit moi chiffonné. Je n'incrimine personne mais j'ai besoin de sentir mes deux pieds bien posés sur le sol car sans cet ancrage j'ai peur de disparaître. Alors je m'accroche même si j'ai conscience que ma disparition n'affectera pas grand monde comme plus rien n'affecte grand monde depuis la création du Ministère de la régulation des émotions. Mais cette fois-ci, ce matin du 14 juillet tout recouvert d'une brume de chaleur poisseuse, je n'avais pas le choix. Il fallait que je grimpe, que j'écoute cette injonction d'alpinisme céleste en dépit des avertissements écrits du programme " Ne pas nourrir de faux espoirs ". J'étais une réfractaire, ils ne le savaient pas encore. Il fallait que je grimpe. Que mes mains inutiles et mal fichues sentent et ressentent les nervures du bois et que de ces voûtes de feuilles prématurément jaunies je me fasse des amies. Je n'aimais pas les amis que le ministère nous imposait. Pour éviter d'avoir des ennuis, je les côtoyais par défaut peinant à exprimer mes goûts plus singuliers notamment celui de nourrir de faux espoirs qui était drastiquement pourchassé.
A la clé de cette escalade, je m'imaginais que le bonheur se révélerait enfin, nimbé de toute sa folie. Je ne voulais plus du bonheur préconisé par les gens d'en bas mais celui des poètes dont je conservais amoureusement quelques feuillets jaunis, m'étourdissant de larmes sur les vers presqu'effacés de Paul Eluard :
Grimper vers le bonheur des rimes imparfaites et conquérir le ciel mauve, telles étaient mes fugaces espérances. Des espérances que je ne partageais avec personne de peur d'être exclue du système de pensée mis en place qui semblait convenir à tout le monde. Il faut dire aussi que le bonheur d'avant, j'en avais oublié le goût et la teinte de clair de lune. J'en avais oublié les mélodies dissonantes et les morsures rageuses. Un jour tout était devenu gris et ce gris avait répandu ses fines particules sur notre ville. Nous étions ce jour.
Je grimpais avec la célérité d'un chat de gouttière affamé. Je grimpais avec le désespoir de l'apatride qui jamais ne verra sa terre promise. Je grimpais avec la fougue de la jeune fille quêtant des mains baladeuses. Je grimpais avec la foi du pèlerin espérant que son âme soit bénie. Je grimpais et j'accédais enfin au palanquin. Je fus un peu déçue car il était délabré et je craignais qu'augmenté de mon poids son équilibre précaire ne le fasse basculer sur le plancher des vaches. Mais je tentais de m'y introduire mue par cette tristesse joyeuse qui avait toujours été mienne. Il me fallut d'abord ouvrir la porte coulissante du vieil édifice impérial qui fut jadis un repère de geishas plus gourgandines que conteuses. Le mécanisme de la porte était grippé et des lambeaux d'or pleuraient contre ses gonds. Mais j'y parvins surprise par cette force nouvelle entre mes mains inutiles. A l'intérieur, tout y était éloge de l'ombre et au lieu de m'effrayer les gueules béantes des dragons apaisèrent mon pouls agité. Une odeur tenace d'encens me fit tourner la tête. On m'avait dit - je garde pour MOI le nom de cet homme - de fermer les yeux, de recréer mon monde. On m'avait dit : ne pense plus à rien, libère-toi des contraintes et convoque tes chimères. Que l'espoir était à ce prix. Il faut dire que suite à d'écrasantes chaleurs la ville avait interdit le rêve de crainte que des foules délirantes et assoiffées viennent à se révolter. Comment allais-je faire pour accéder à ce rêve ? Je m'étais tellement tue et battue que mon être n'était plus que fracture. Mes mains inutiles pendouillaient contre mon corps comme deux Malabar fadasses. Je n'étais plus rien qu'un tas de chair souriant sur commande, une boite à musique au mécanisme rouillé se heurtant contre la banalité du bien puisqu'on avait aussi interdit le mal qui m'avait toujours paru fascinant.
Quelques heures plus loin et toujours en proie à une douce somnolence, tandis que mon souffle et les battements de mon cœur suivaient le même solfège, j'entendis une voix. Celle d'une petite fille ou d'une vielle femme et je ne fus pas fichue de trancher tant elles peuvent se confondre. Comme si l'enfance et la vieillesse étaient finalement des retrouvailles inévitables. La voix prononça deux haïkus :
La voix s'éloigna et je pleurais. De gros sanglots chauds et ronds aussi indisciplinés que ma vie était terne et prévisible. De duveteuses perles lacrymales aussi légères que mon cœur était gros. J'étais donc venue par ça. On ne me l'avait pas dit. Je souriais avec toutes mes dents sorties. Je souriais contre leur bêtise, contre leurs envies, contre leurs mensonges, contre leur pleutrerie. Je souriais au vent, à la pluie qui ne venait pas, au dard du soleil et à la ténacité de ma liberté. Heureuse de l'harmonie de mon imperfection.
Quand je revis Monsieur " On " il me demanda de nommer mon expérience du bonheur. Je l'appelais : le palanquin des larmes. Il caressa ma joue avec sa grosse main qui ne mordait pas. Désormais, je n'étais plus seule.
Astrid Manfredi, le 13 janvier 2019
Ce texte a été écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture " Ecrire au musée " animé par Laurence Verdier se déroulant au Musée des Arts Décoratifs. Il fait suite à ma déambulation dans la très belle exposition " Japon-Japonismes ". Vous pouvez visiter cette exposition jusqu'au 3 mars 2019.