Poezibao propose ici deux poèmes extraits de ce livre et pour le second donne une autre traduction et une explication des circonstances de sa rédaction, extraites d’un ouvrage paru en 1994 aux éditions José Corti.
Le dernier joueur de perles de verre
Son jouet, des perles de toutes les couleurs, dans la main,
Il est assis penché, autour de lui le pays
Ravagé par la guerre et la peste. Sur les ruines
Pousse du lierre, et dans le lierre bourdonnent des abeilles,
Une paix rouée de fatigue au psautier en sourdine
Résonne à travers le monde, une vieillesse silencieuse.
Le vieillard compte ses perles de toutes les couleurs,
Ici en saisit une bleue, une blanche,
Là il en choisit une grosse, une petite,
Et les accorde dans le cercle du jeu.
Il fut autrefois un champion du jeu des symboles,
Fut un maître d'arts, de langues en nombre,
Fut un connaisseur du monde, un grand voyageur,
Un homme célèbre, connu jusques aux pôles,
Entouré sans cesse d'élèves et de collègues.
Il est maintenant sur la touche, vieux, usé, seul,
Plus aucun disciple ne brigue sa bénédiction ;
Plus aucun professeur ne l'invite à une discussion ;
Ils sont révolus, et les temples, les bibliothèques aussi,
Les écoles de Castalie ne sont plus. Le vieillard se délasse
Dans le vaste amas des décombres, les perles dans la main,
Hiéroglyphes qui autrefois disaient beaucoup de choses,
Elles ne sont plus que débris de verre de toutes les couleurs.
Elles roulent sans bruit des mains de cet homme
D'un grand âge, se perdent dans le sable...
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Der letzte Glasperlenspieler
Sein Spielzeug, bunte Perlen, in der Hand,
Sitzt er gebückt, es liegt um ihn das Land
Verheert von Krieg und Pest. Auf den Ruinen
Wächst Efeu, und im Efeu summen Bienen,
Ein müder Friede mit gedämpftem Psalter
Durchtönt die Welt, ein stilles Greisenalter.
Der Alte seine bunten Perlen zählt,
Hier eine blaue, eine wieße faßt,
Da eine große, eine kleine wählt
Und sie im Ring zum Spiel zusammenpaßt.
Er war einst groß im Spiel mit den Symbolen,
War vieler Künste, vieler Sprachen Meister,
War ein weltkundiger, ein weltgereister,
Berühmter Mann, bekannt bis zu den Polen,
Umgeben stets von Schülern und Kollegen.
Jetzt blieb er übrig, alt, verbraucht, allein,
Es wirbt kein Jünger mehr um seinen Segen,
Es lädt ihn kein Magister zum Disput;
Sie sind dahin, und auch die Tempel, Bücherein,
Schulen Kastaliens sind nicht mehr. Der Alte ruht
Im Trümmerfeld, die Perlen in der Hand,
Hieroglyphen, die einst viel besagten,
Nun sind sie nur noch bunte gläserne Scherben.
Sie rollen lautlos aus des Hochbetagten
Händen dahin, verlieren sich im Sand...
Hermann Hesse, C’en est trop, Poèmes 1892-1962, traduits de l’allemand par François Mathieu, postface de François Mathieu, Editions Bruno Doucey, 2019, 192 p., 17€, en librairie le 17 janvier 2019, pp. 138 et 139.
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Grincements d'une branche tordue
Branche tordue fendue
Qui pend déjà d'année en année,
Sèche, elle grince dans le vent sa chanson,
Sans feuilles, sans écorce,
Blême et nue, fatiguée de vivre trop longtemps,
D'une trop longue agonie.
Sa chanson sonne dure, et endure,
Sonne obstinément, sonne un secret effroi,
Encore un été,
Encore un hiver entier.
Hermann Hesse, C’en est trop, Poèmes 1892-1962, traduits de l’allemand par François Mathieu, postface de François Mathieu, Editions Bruno Doucey, 2019, 192 p., 17€, en librairie le 17 janvier 2019, pp. 163.
Knarren eines geknickten Astes
Splittrig geknickter Ast,
Hangend schon Jahr um Jahr,
Trocken knarrt im Wind sein Lied,
Ohne Laub, ohne Rinde,
Kahl, fahl, zu langen Lebens,
Zu langen Sterbens müd.
Hart klingt und zäh sein Gesang,
Klingt trotzig, klingt heimlich bang
Noch einen Sommer,
Noch einen Winter lang.
Grincement d’une branche déchiquetée
Rameau déchiqueté, tordu,
Lançant là depuis mainte année
Au vent son chant sec et bourru,
Sans plus de feuilles ni d'écorce,
Las de cette vie surannée,
Las de ne pas mourir, sans force,
Inquiet en secret, mais fier.
Sa voix rauque sonne, obstinée,
Un été encore, un hiver.
Ce poème est le dernier qu'écrivit Hesse, la veille même de sa mort. La femme de l'écrivain nous en rapporte les circonstances : « Quelques jours avant sa mort, il reçut la nouvelle du décès d'un de ses amis, du même âge que lui, survenu dans le sommeil, sans maladie préalable. "C'est beau, s'était écrié Hesse, imagine-toi comme c'est beau !" Je sentis qu'il souhaitait la même chose pour lui. Le 8 août au matin, nous allâmes dans la forêt voisine de notre maison. Il aimait à ramasser du bois pour le feu qu'il entretenait dans le jardin. Il s'arrêta devant la branche morte d'un acacia et tira dessus comme il l'avait déjà fait plusieurs fois. "Elle tient encore", murmura-t-il. Dans l'après-midi, nous eûmes une visite pour le thé : la traductrice française de "Gertrude", avec laquelle il eut un entretien animé sur la littérature française moderne, Sartre, Camus, Beckett et d'autres auteurs plus anciens. Le soir, je trouvai dans ma chambre la poésie sur la branche. (Suit le poème)
Je lui dis quelque chose comme : "C'est un de tes plus beaux poèmes." Il sourit et repartit : "Alors, c'est bien." Je lui fis la lecture, comme tous les soirs, puis il écouta à la radio une sonate de Mozart (N° 7 en do majeur, K 309). Le matin, il mourut pendant son sommeil, d'une hémorragie cérébrale. La branche, dans la forêt, tient toujours." (Lettre de Ninon Hesse à Siegfried Unseld, octobre 1962
Hermann Hesse, Poèmes choisis et traduits par Jean Malaplate, José Corti, 1994, pp. 190 et 191.
Hermann Hesse (né le 2 juillet 1877 à Calw, Royaume de Wurtemberg, Empire allemand – mort le 9 août 1962 à Montagnola, Suisse) est un romancier, poète, peintre et essayiste allemand puis suisse. Il a obtenu le prix Goethe en 1946, le prix Bauernfeld en 1905 et le prix Nobel de littérature en 1946. Lire la suite dans la fiche Wikipédia d’Hermann Hesse.