Dis-moi, ma vie, t’aurais-je traversée en songe comme un nuage
survolé de haut, toujours trop pressé pour te voir
Ou bien toi-même aurais-tu dérivé comme ces îles imaginaires
Ces Orénoques arrachées avec leurs arbres pleins d’oiseaux ?
Nous sommes-nous jamais rencontrés ? Dis-moi, ma vie
t’ai-je rêvée de temps en temps, t’ai-je tenue dans mes mains d’homme
à travers les saisons qui nous regardaient passer, toi et moi
T’ai-je blessée, éparpillée, ma propre poussière impalpable
Image au creux d’un miroir, inatteignable, s’effaçant ?
Où en serons-nous, toi et moi dans nos rencontres de mémoires
Sous nos griffures dérisoires qui nous ont mangé notre temps
Sous nos paroles chuchotées au creux d’une coupe qu’un rien renverse
Où tout se boit, où tout se voit, notre univers fut entrevu.
Était-ce une erreur monumentale ? Nous avions pourtant de beaux coffres
où brillaient nos noms. Ils furent remplis d’à peu près
D’insaisissable poursuivi, de feux lointains dans des villages
D’éventaires sur des presqu’îles… N’oubliant rien, oubliant tout…
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Pierre Seghers (1906-1987) – Dis-moi, ma vie (André de Rache, 1972) (Bruno Doucey, 2019)