Le roi Louis II de Bavière et ses châteaux dans le notes voyage du Dr A. Taponier

Publié le 06 janvier 2019 par Luc-Henri Roger @munichandco

Dans ses notes de voyage intitulées Bavière et Tyrol : notes sur l'Allemagne du Sud (1) , le Dr A. Taponier, qui se trouve en Bavière à l'été 1886, évoque à plusieurs endroits a personnalité du roi Louis II et nous entraîne à sa suite dans la visite de ses châteaux. L'intérêt du récit de Taponier tient bien évidemment au fait que la Bavière s'est empressée d'ouvrir les portes des châteaux de Louis II au grand public. Ses analyses de la personnalité du roi sont sans doute aussi le reflet du sentiment que l'on en avait à l'époque.

Chapitre I - Munich (Extraits)

On voit tout de suite que, cette année (2), les touristes abondent à Munich. La jumelle en bandoulière et le rouge Baedecker à la main, ils se pressent à la porte des hôtels, autour des monuments, dans les musées et les promenades. Ce qui les attire, c'est surtout l'éclat des derniers événements, et la mort tragique du roi Louis II est le thème favori de leurs conversations. On n'entend parler que du Linderhof, du Neus-chwanstein, de l'Herrenschloss, tous ces châteaux que le pauvre prince savait si bien soustraire aux regards profanes, et qui vont être livres dans quelques jours à la curiosité publique. On raconte force légendes à leur sujet, rêve de splendeurs inouïes, fantastiques, invraisemblables.

Grande affluence de curieux devant les étalages de librairies, où le portrait du roi défunt est exposé sous les formes les plus diverses. Il y a des photographies et de vulgaires enluminures ; il y a aussi des lithographies, des gravures et même de véritables tableaux, signés de noms presque célèbres. Rien n'est trop simple et rien n'est trop magnifique pour satisfaire à la fois les regrets de tout un peuple. Le prince est représenté de mille manières, ici en soldat, là en civil, plus loin sous son grand costume de cour, et on peut, devant ces petits musées rétrospectifs, suivre le changement de ses traits à travers toutes les phases de sa vie. Le voilà au sortir de l'enfance, candide, insouciant, joyeux ; puis, monarque de dix-huit ans, avec un regard fier et déjà pensif, et enfin à la veille de sa mort, sombre, fatal, désenchanté comme Hamlet. La foule s'arrête, visiblement émue ; je surprends quelques larmes furtives au bord des paupières, et moi-même, en face de cette misère des choses, j'ai peine à me défendre d'un sentiment de tristesse. Une de ces images surtout me frappe et s'obstine encore aujourd'hui dans ma mémoire. Je revois le prince adolescent, assis à une table rustique, dans la cour d'une de ses villas. Sa mère et son frère l'entourent ; les regards sont calmes, souriants ; tout respire la paix et aussi " le long espoir et les vastes pensées. " (3)

Dirai-je un mot des princes et princesses de la maison royale ? Leurs portraits sont également exposés dans certaines vitrines, et Dieu sait s'il faut du temps pour les examiner tous avec soin. Ce n'est pas une famille, c'est une légion. Le prince Ludwig, héritier présumé de la couronne, n'a pas moins de sept à huit enfants, et ses frères et cousins ont l'air à cet égard de suivre consciencieusement ses traces. Si la Prusse veut escamoter le trône de Bavière, elle aura sans doute du fil à retordre avec toute cette lignée de prétendants. Il y a, du reste, beaucoup de finesse sous l'apparente bonhomie du prince régent, et ses petits yeux gris, clignotants, embroussaillés, dénotent plutôt le diplomate que le soldat. Son fils aîné passe pour un excellent Bavarois et un zélé catholique ; très simple, très ouvert, on dirait un honnête bourgeois jouissant du bonheur de vivre. Les princesses de la famille royale, en dépit des anecdotes qui courent sous le manteau, ne paraissent guère douées d'une nature romanesque. Ce sont de bonnes ménagères, vêtues à peu près comme des provinciales, et qui ne sauraient afficher aucune prétention au sceptre de l'élégance et de la mondanité. Le moyen, d'ailleurs, avec toutes ces florissantes progénitures?

Je reviens aux portraits de l'infortuné Louis II. Il avait vraiment, dans sa jeunesse, une physionomie charmante ; la bouche est mignonne, le front découvert, les cheveux abondants et ondulés. Une tête d'artiste, en somme, ou d'un roi de conte de fée. On comprend que, malgré les étrangetés de sa conduite, le prince ait dû plaire énormément à la grande masse de ses sujets. Jamais si gracieux visage ne s'était vu sous la couronne. Une chose pourtant y frappe d'emblée ; c'est l'expression singulière du regard. Elle est plus que rêveuse, elle sent l'extase. Les yeux semblent attirés et fascinés par une vision mystérieuse et implacable. Le roi contemple son cher idéal, le doux et cruel sphinx qui doit le dévorer.

§ 2. - Promenades et flâneries

Excursion, celle après-midi, à Nymphenbourg, le château de Versailles des rois de Bavière. Le palais et tous ces bâtiments qui, de chaque côté, lui font comme une garde d'honneur symétrique, ne produisent pas un effet bien imposant. Peu ou point de style ; on pourrait les prendre, sous leur badigeonnage à la chaux, pour des monastères, ou des brasseries, ou de simples habitations bourgeoises. Le parc, en revanche, ne manque pas d'attrait ; les vastes pièces d'eau, les fontaines jaillissantes, les parterres bien dessinés, les longues perspectives, et les quinconces, et les boulingrins, et les statues enfouies dans le feuillage, tout cela véritablement vous a quelque faux air de Versailles. Du petit promontoire qui sert de terrasse à la salle de bains on jouit de la vue la plus charmante sur l'un des lacs. Tout y respire une paix mélancolique ; les grands arbres se mirent dans l'eau tranquille ; et les yeux sont doucement attirés vers le petit temple d'Apollon qui découpe finement sa colonnade sur la verte fraîcheur de la pelouse. Pleine liberté, d'ailleurs, est laissée au touriste ; il peut promener sa rêverie où bon lui semble.

CHAPITRE VIII Herrenschloss.

J'attends, à la gare de Rosenheim, le train pour Prien, petite station jadis assez ignorée, mais en passe aujourd'hui de devenir célèbre. C'est de là qu'on se rend au Chiemsee, le plus grand des lacs de la Bavière, et à l'Herrenschloss, le plus magnifique des châteaux de Louis II. Le train arrive, bondé de touristes, et on serait vite renseigné, si on l'ignorait, sur le motif de celte affluence singulière, car de tous côtés le même cri s'élève : nach Prien ! nach Prien! Plusieurs lignes importantes se croisent à Rosenheim ; c'est le point de jonction, par le Brenner, de l'Allemagne et de l'Italie ; aussi l'agitation est extrême sur les quais ; on court, on se bouscule, on prend les wagons d'assaut. Deux jeunes Français, de vingt à vingt-cinq ans, se précipitent à la dernière minute dans le compartiment où je me trouve, et je ne puis bientôt m'empêcher, quand ils ont terminé leur installation, de les comparer à deux Allemands qui sont aussi mes compagnons de route. Même âge, et, selon toute apparence, même condition sociale ; le contraste est néanmoins saisissant. Les premiers paraissent bien petits, bien chétifs, bien malingres, à côté de leurs énormes rivaux joufflus et barbus, mais comme ils ont les

yeux plus vifs, les traits plus fins, les allures plus dégagées ! On sent une race physiquement moins forte, mais plus souple, plus délicate, plus déliée ; on sent que de longs siècles de culture à outrance y ont donné cette prépondérance aux nerfs sur les muscles. A coup sûr, mes jeunes gens ne rougissent pas de leur nationalité, car ils sont munis d'une énorme provision de journaux français, mais, visiblement, leur attitude est modeste ; ils ne regardent guère leurs voisins, ils parlent à voix basse. Aujourd'hui, partout où se rencontre une société cosmopolite, aux bains de mer, aux stations d'été, dans les gares, c'est l'Allemand qui parle haut, s'épanouit, fait la roue, emplit les échos de son gros rire confiant et des éclats de son orgueil en belle humeur.

Nous arrivons à Prien, où nous attendent, encombrant les abords de la gare, tous les véhicules disponibles de la contrée, chars, fiacres, omnibus, tapissières antédiluviennnes. Il y a d'ici au lac un trajet d'un petit quart d'heure. On s'entasse à la hâte dans les voitures, qui s'ébranlent lourdement, à la file indienne, au milieu d'une poussière fine et aveuglante. Le ciel s'est couvert d'épais nuages ; un vent froid commence à souffler des montagnes ; le panorama prend un aspect mélancolique. J'ai le temps, du reste, de le contempler à loisir, car, grâce à notre empressement exagéré, nous nous voyons réduits, durant près d'une heure, à faire le pied de grue au bord du lac. D'un côté s'élèvent les Alpes, avec leurs mille dentelures aériennes, et de l'autre s'étend une vaste plaine, toute semée de bouquets de sapins noirs. Il y a aussi, sur le flanc des montagnes, une riche végétation de conifères, et cette circonstance, jointe à l'absence d'un rayon de soleil, donne à l'ensemble du paysage un caractère âpre et presque sauvage. La foule des touristes augmente à vue d'oeil ; elle est surtout composée d'Allemands, et la chose se conçoit sans peine, puisque les châteaux du roi défunt viennent seulement d'être ouverts au public. Il faudra quelques jours encore avant que les fils d'Albion, dûment prévenus et entraînés, s'abattent sur celte contrée de tous les points de l'horizon. En attendant, nos bons indigènes jouissent de leur prépondérance ; la plupart sont vêtus d'un costume tyrolien de fantaisie, chapeau vert orné de plumes de coq, et petit veston gris serré par derrière. On se promène, on s'impatiente ; enfin le Dampfschiff apparaît, un de ces vapeurs minuscules des temps primitifs, pourvu d'un long tuyau de poêle en guise de cheminée, et de roues énormes aux palettes largement espacées. Un frisson d'émoi nous agite ; y aura-t-il place pour tout le monde ? Chacun cependant parvient à se caser, et on part. Le lac est agité, les flots sont grisâtres. A chaque tour de roue, le Dampfschiff souffle comme un cachalot ; on dirait la respiration saccadée d'un moribond.

Le Chiemsee, avec son cadre de plaines et de montagnes, est à coup sûr un des lacs les plus pittoresques de la Bavière. D'une étendue assez considérable, il a la forme d'un parallélogramme, ou, pour être plus exact, d'un cône tronqué. C'est presque une petite mer à côté des autres lacs bavarois. De l'angle d'où nous partons, on aperçoit trois îles de grandeur inégalé, qui, groupées et blotties les unes contre les autres, s'enchevêtrent pour ainsi dire et semblent de loin n'en former qu'une. A mesure qu'on approche, les plans se rectifient, les lignes s'accentuent, et on distingue enfin nettement la première des îles, qui est de beaucoup la plus grande et celle où se trouve le palais. Elle attire naturellement tous les regards, mais j'accorde aussi mon attention à la plus éloignée, la non moins fameuse Fraueninsel, le Barbizon des peintres munichois. Un petit village s'y dessine, à demi caché dans la verdure, et il faut convenir que pour des artistes la retraite paraît habilement choisie. Entre temps notre bateau a contouré l'Herreninsel, et il vient aborder a un petit débarcadère en bois construit au milieu d'une forêt de joncs et de roseaux. On descend, on se presse, on arrive en courant au vieux monastère transformé en brasserie, où se délivrent, moyennant deux marks, les billets d'entrée. Point de halte ; on reprend sa course enfiévrée vers le château, par un sentier délicieux à travers des bois et des clairières. C'est un parc en miniature, où se sent encore à peine la main de l'homme, et la surprise est d'autant plus forte quand, au sortir du sombre taillis, on se trouve tout à coup devant la blanche façade du monument.

L'illusion est complète, et la sensation violente. On se demande d'abord par quel prodige de fantasmagorie les plendeurs de Versailles apparaissent ainsi sous ce ciel étranger. On doute, on croirait presque à une sorte de mirage, et ce n'est qu'à la vue de certains détails des plus discordants qu'on reprend peu à peu conscience de la réalité des choses. Pourquoi ces statues dorées, ces choeurs de crapauds et de grenouilles ouvrant leurs larges gueules autour des vasques desséchées ? A Versailles, où le temps a fait son oeuvre, tout cela se fond et disparaît en quelque sorte dans la majestueuse uniformité de l'ensemble. On s'étonne aussi de ne pas découvrir au loin le bassin de Neptune, et le lac qui vient à si peu de distance fermer l'horizon, ne permet pas de retrouver le charme des fuyantes et lointaines perspectives. On est détrompé, et on le regrette ; mais force est bien de céder à l'évidence. Non, sur cette plage désolée, sous ces arbres poussés à l'aventure, en face de ces montagnes aux flancs gigantesques, non jamais les seigneurs fringants et les marquises du grand siècle n'ont promené leurs douces rêveries et noué leurs folles intrigues romanesques. Auraient-ils pu supporter, d'ailleurs, le spectacle de cette nature austère, et surtout cette sombre verdure des sapins où passe comme un frisson des vents glacés du Nord ? Le royal constructeur s'est rendu compte de l'éormité du contraste, et pour diminuer le fâcheux effet de ce décor septentrional, il a fait élever ici et là d'immenses treillis en fer ouvragé, où des plantes grimpantes au ton clair enroulent déjà leurs joyeux festons. L'idée en est assurément fort louable, mais rien ne saurait plus suffire, après le désenchantement de l'illusion perdue, à donner de nouveau l'impression du véritable jardin de Versailles, dont l'attrait le plus puissant, comme chacun sait, lui vient aujourd'hui de ses souvenirs historiques.

On visite le château par escouades, sous la direction d'un cicerone officiel, et la surveillance attentive de deux ou trois employés inférieurs, manifestement chargés d'imposer un frein à nos convoitises déréglées. On défile, du reste, par surcroît de précaution, entre deux hautes barrières qui, toujours prudemment placées au milieu des salles, tiennent à distance respectueuse les mains trop libres. Il n'entre pas dans ma pensée de faire ici la description de ce palais déjà légendaire; je dirai seulement qu'en parcourant ces salles si richement ornées, j'ai éprouvé, comme tout le monde, une surprise et une admiration toujours croissantes. On a bien un peu prodigué la brique dans la construction des gros murs, et les mille variétés du stuc remplacent assez souvent le vrai marbre, mais le luxe de bon aloi ne manque pas, et l'ensemble demeure imposant, magnifique. Le vestibule et le grand escalier d'honneur ont le caractère le plus majestueux et ils préparent bien le touriste à désirer et à contempler de nouvelles et plus grandioses splendeurs. Personne cependant, j'en suis convaincu, n'y pourrait prévoir encore tout le faste déployé dans la chambre de parade, et dans la fameuse salle des glaces. Là, rien n'a paru trop riche au pauvre roi défunt ; c'est un amoncellement singulier des choses les plus belles, les plus rares, les plus coûteuses ; il semble que des murs, des plafonds, des lourdes et somptueuses tapisseries l'or jaillisse en mille gerbes éblouissantes comme les flots jaunis d'un nouveau Pactole. On s'y sent transporté en quelque sorte dans monde enchanté de la fantaisie et l'esprit s'y rappelle involontairement les drames lyriques et féeriques de Wagner. Comme on y comprend l'affection du roi pour le compositeur et l'intime parenté de ces deux imaginations excessives ! Elles ne pouvaient s'ébattre, l'une et l'autre, qu'au milieu d'un songe perpétuel. Seulement, le poète se contentait de coulisses et de décors en toiles peintes, tandis que le prince avait besoin d'échafauder ses rêves en bons matériaux, au prix fort. Le palais d'Herrenschloss est une féerie réalisée.

On ne peut se défendre, pour cette raison, d'éprouver, en face de toutes ces merveilles, un indicible et profond sentiment de tristesse. Il n'y a qu'un insensé, la chose est bien évidente, qui ait pu concevoir et entreprendre une pareille oeuvre. Et ce qui le prouve le mieux à mon sens, ce n'est pas l'exagération des sommes dépensées, ni le goût du pastiche poussé jusqu'au servilisme, mais le désir manifeste de donner aux moindres choses le suprême caractère de l'excellence, du fini. Tout y est vraiment d'un travail exquis, achevé, parfait. Pas une tache dans ce soleil, pas une ombre dans ce tableau. Les hommes d'expérience et d'un esprit bien équilibré savent qu'il faut toujours subir des ans l'irréparable outrage ; ils n'ont donc pas à ce point le souci de la perfection absolue, et ils consentent à laisser dans leurs oeuvres quelques traces de l'impuissance humaine. Le pauvre prince affamé d'idéal ne pouvait entendre raison sur ce chapitre : il a voulu réaliser son rêve sans retard, et à la lettre, sans nulle retouche, dans toute sa beauté. Je ne sais si le mot impossible est bavarois ou non, mais il n'a pas cours où souffle le vent de la folie, et le roi, pour obéir aux ordres impérieux de sa chimère, aurait sacrifié tout l'univers avec joie, avec amour, avec enthousiasme. Il a donné jusqu'au dernier florin de ses coffres, il a fait appel à toutes les formes de l'emprunt, et il allait s'adresser même aux ennemis de l'Allemagne quand le spectre de la ruine est venu le réveiller de son rêve. Moment plein d'angoisse. Tout s'était évanoui pour jamais, la fortune, la couronne, la vie ! On a bien le sentiment de la catastrophe quand on passe subitement de la salle des glaces dans la partie de l'édifice encore inachevée. L'oeil est encore ébloui de l'éclat des peintures, des marbres précieux, des ors étincelants, et on ne voit plus tout à coup qu'échafaudages renversés, matériaux épars, murs aux briques nues. Le coeur se serre ; des images funèbres envahissent l'esprit ; le doux visage de la chimère a fait place à ses griffes homicides.

On ne saurait contester que le roi Louis II n'eût contracté de bonne heure le germe de sa maladie, mais il n'est pas moins sûr qu'elle a dû son développement si rapide au funeste contre-coup des événements politiques de l'époque. La construction de l'Herrenschloss en fournit une preuve péremptoire. D'où vient cette étrange pensée de faire bâtir en plein pays allemand un château qui fût de tout point la copie de celui du plus grand des rois de France? J'en trouve, pour ma part, deux explications très plausibles, et la première, c'est que Louis II, réduit à l'état de prince vassal, se cramponnait avec frénésie aux vestiges de sa royauté déchue. Il avait, sous la pression de l' opinion publique, offert la couronne impériale au roi de Prusse, et sa naïveté, dit-on, fut assez grande pour croire que le nouvel empire, comme l'ancien, serait électif. Son erreur ne dura guère, et dès lors, fuyant le séjour de sa capitale, où il était loisible à un prince prussien de venir inspecter ses soldais, il voulut du moins qu'autour de lui, dans sa farouche solitude, tout lui parlât de sa puissance et de ses droits héréditaires. Il était roi, roi comme ses ancêtres, roi comme le prince dont il portait le nom, et qui fut la plus haute personnification de la royauté dans les temps modernes. A lui donc, comme à Louis XIV, l'initiative des projets les plus magnifiques ; à lui ce rôle de Mécène couronné que méprisaient sottement les soudards de Berlin ; à lui cette armée d'artistes qui, comblés de ses bienfaits, devaient chanter sa gloire et sa grandeur aux générations futures ! On saisit clairement cette préoccupation du jeune prince dans l'étalage exagéré et affecté des divers attributs de la majesté royale. Partout des chiffres, des sceptres, des mains de justice, partout, sur le velours des rideaux et des tentures, une profusion de couronnes merveilleusement brodées. Le prince se raccrochait à ces couronnes de soie et d'or, sentant bien que l'autre, la vraie, la seule lui échappait. Une chose aussi qui produit la même impression douloureuse, c'est la salle du conseil avec son aspect grandiose et sévère. Rien n'y manque ; et il semble qu' autour de cette table immense au tapis vert, des hommes graves délibéraient hier encore sur les destinées du royaume et de l'Europe. Par malheur, aucun ministre n'est jamais venu s'y asseoir, et je ne sache pas qu'aucune décision, même purement artistique, y ait été prise.

L'autre explication dont j'ai parlé n'est qu'un corollaire de la première. Elle a trait, non pas à l'oeuvre en elle-même ni à son mode d'exécution, mais au choix du modèle que les artistes ont dû reproduire avec tant d'exactitude. Louis II, en plaçant sous les yeux de ses compatriotes une seconde et superbe édition du palais de Versailles, a voulu non seulement se poser en émule du roi soleil, mais encore protester à sa manière contre l'hégémonie prussienne. Il entendait rappeler de la sorte aux vainqueurs de Sedan et de Sadowa que leurs origines ne se perdent pas dans la nuit des temps, et qu'ils sont, parmi les grands peuples de l'Europe, des nouveaux venus. A l'heure où Louis XIV, héritier d'une si longue et si glorieuse lignée de rois, trônait à Versailles avec une majesté dont l'éclat rayonnait sur toutes les cours, y avait-il en ce monde un roi de Prusse, les Hohenzollern y faisaient-ils quelque figure ? Ils ont pu vaincre aujourd'hui la France victime de sa politique imprudente et trop généreuse, mais elle a été longtemps et peut redevenir la grande nation, et quand elle oublierait ses anciens triomphes, le monde est là qui s'en souvient toujours. Et le petit roitelet, se débattant sous les serres de l'oiseau de proie du Nord, lui jette de la sorte à la face, comme une injure, toutes les gloires de la vieille monarchie française. " Tu nous parles de les savants hommes de guerre, voici Condé, voici Turenne, voici Villars ; tu nous vantes tes sièges, tes victoires, tes traités de paix, tes actions d'éclat, voici l'histoire de Louis-le-Grand depuis la paix des Pyrénées jusqu'au traité de Nimègue ; tu nous montres la rapacité de ton bec d'aigle et tes ailes noires étendues pour la conquête brutale, voici la fleur de lys, douce, blanche, parfumée, symbole d'élégance, de chevalerie, de noblesse ; tu te crois le souverain par la grâce de Dieu, mais tu n'es qu'un despote, voici le vrai roi. "

Je ne puis assez m'étonner que, pour obéir au caprice de Louis II, de grands artistes comme Piloty, Windmann, Schwoiser, aient consenti le plus souvent à n'être ici que des copistes. Ils ont peint fidèlement d'après Lebrun, Boucher, Van Loo, Oudry, et peint des sujets qui, à notre époque, ne sauraient plaire à une âme allemande. L'imitation, d'ailleurs, est absolue ; tous les détails même les plus insignifiants, sont reproduits ; il n'y a pas jusqu'aux inscriptions françaises qui n'aient été intégralement conservées. En somme, c'est un Versailles redoré et rajeuni, un Versailles bien en vue, dans une solitude étrangère, et replacé plus près de nous dans la perspective des siècles.

Ou je suis bien trompé, ou les Allemands qui visitent l'Herrenschloss ressentent en plein coeur le coup porté par le vindicatif roi de Bavière. Je me suis fait un devoir d'observer la physionomie de ceux qui m'accompagnaient, et je n'ai vu partout que sourcils froncés, regards dédaigneux, sourires pleins d'amertume. Aucune critique cependant; personne ne soufflait mot. Les dames admiraient, ouvraient de grands yeux, poussaient de petits cris de stupéfaction. Il est certain que la ménagère allemande la plus sentimentale n'a jamais pu rêver sur la terre un pareil entassement de splendeurs. De temps à autre, le cicerone parlait chiffres, évaluait les sommes dépensées, fixait des prix et c'était alors un murmure étonné dans toute la salle, une protestation en faveur des sages principes de l'économie.

J'arrive au terme de la visite fatigué tout à la fois et attristé. La réaction du bon sens s'est faite peu à peu dans l'âme, et, pour mieux me soustraire au charme décevant de la fantaisie, je suis presque heureux de l'orage qui vient d'éclater sur l'île. Il pleut à torrents. On court, on revient plus vite encore qu'on n'est venu ; on s'engouffre dans les vastes locaux de la brasserie. J'y retrouve avec plaisir mes deux Français ; nous causons, nous échangeons nos impressions ; ils font un grand voyage circulaire en Allemagne et en Hongrie ; quel dommage que l'un et l'autre sachent à peine quelques mots d'allemand !

On s'embarque, et rien n'est mélancolique comme ce départ au milieu des roseaux qui gémissent, fouettés par la tempête. La pluie redouble, et toute la soirée, elle ne cesse de tomber avec rage. Il pleut encore à longs flots quand j'arrive à Salzbourg vers le milieu delà nuit.

CHAPITRE XIV Lacs et châteaux en Haute-Bavière. (Extraits).

[...] J'ai pu prendre place dans le courrier postal, et j'arrive à Partenkirchen au milieu de la nuit. Au départ, un jeune étudiant, qui semblait avoir fêté la dive bouteille, nous a chanté, d'une voix éraillée, toutes sortes de gaudrioles berlinoises d'un goût déplorable. On va bien sous ce rapport, depuis quelques années, dans l'empire des bonnes moeurs et de la crainte de Dieu! Ce jeune bursch me prenait pour un alpiniste et voulait à tout prix m'entraîner à faire avec lui l'ascension de je ne sais plus quelle montagne du voisinage. Grand merci, ce n'est plus mon affaire, et j'ai laissé mon homme, sans lui répondre, s'endormir pieusement sur sa banquette. Le conducteur qui, selon l'usage, nous tenait compagnie, a pris à son tour la parole, non pas pour chanter, mais pour nous dire que le pauvre roi Louis II avait bien mérité de la Bavière. " C'était, messieurs, une nature d'artiste, un rêveur, un songe creux, tout ce qu'on voudra, mais les châteaux qu'il a construits vont attirer plus que jamais les étrangers dans nos montagnes. Il n'aura pas moins que son grand'père Louis Ier favorisé de la sorte les intérêts de son peuple. Et c'est grand dommage, en vérité, que le prince Othon ne soit pas mort avant son frère ! ce dernier aurait pu profiter de l'héritage fraternel et achever complètement ses constructions. " J'ai été surpris de la simplicité, de la bonhomie et aussi de la singulière facilité d'élocution avec lesquelles ce digne représentant des messageries bavaroises nous a dégoisé son petit boniment. Il n'est guère d'usage, en d'autres pays, que les fonctionnaires subalternes mettent ainsi les gens dans la confidence de leurs opinions politiques et artistiques. Entre temps, la voiture a ralenti sa marche ; nous sommes clans un défilé abrupt de la montagne ; en un clin d'oeil ceux qui ne dorment pas ont mis pied à terre. Délicieux, l'air pur et frais de la nuit; délicieux aussi le paysage sous un clair de lune magnifique. Puis, on remonte en voiture, on cause encore un instant, on s'endort, et on ne se réveille plus qu'à Partenkirchen aux sons perçants de la trompette du postillon. Car, en Bavière, il y a encore des postillons qui jouent de la trompette et, qui plus est, sont revêtus du costume classique de l'emploi, longues bottes, culotte de peau, veste blanche et bleue aux galons d'argent. Je croyais qu'on n'en voyait plus que dans le village de Lonjumeau.

De Partenkirchen il est facile de se rendre au Linderhof, le plus petit, mais aussi le plus mignon des châteaux légendaires de Louis II. C'est un trajet de trois heures en voiture, au milieu d'un pays merveilleusement pittoresque. On passe à Ettal, si célèbre autrefois par son Abbaye, et à deux pas du gros village d'Oberammergau, où tous les dix ans se joue le drame de la Passion. Plus on se rapproche du palais, plus la nature devient sauvage ; on se croirait perdu dans les gorges d'un nouveau désert de saint Bruno. La plaine étroite où nous pénétrons, n'est qu'un pâturage de montagne ; ici et là des cabanes dont le bois noirci par les orages se dessine nettement sur le gazon frais. De loin, regardant jusqu'au fond de la vallée, je cherchais à découvrir Linderhof : vains efforts ! Le palais est blotti entre la montagne et un repli de terrain formant mamelon, de telle sorte qu'un touriste ignorant son existence et suivant la route commune, serait à cent lieues de soupçonner que là, près de lui, derrière celte colline, il se trouve un château du style rocaille, où revit le souvenir des anciens rois de France. Linderhof est une réduction ou pour mieux dire une ébauche de l'Herrenschloss, au Chiemsee. C'est le premier effet de ce désir du prince d'opposer à la gloire présente de la Prusse le spectacle des splendeurs françaises d'autrefois. La tentative est encore un peu timide, et Linderhof, à côté d'Herrenschloss, semble avoir les proportions d'une bonbonnière. Tout est petit, mesquin, étriqué ; deux personnes ne peuvent passer de front dans les allées du jardin ; des statues minuscules remplissent largement les niches de la façade ; et la salle la plus vaste du château a les dimensions d'un salon bourgeois ordinaire. Du reste, comme au Chiemsee, profusion outrée de dorures, mais ces dorures ont déjà perdu leur éclat primitif, et l'impression qu'on en reçoit est mélangée de tristesse. Beaucoup de choses artistiques et matériellement très précieuses : cheminées de lapislazuli, statuettes en beau marbre de Carrare, mosaïques, faiences, camées, etc. Ce qui frappe, ce qui domine, c'est l'imitation de Versailles, d'un Versailles du siècle dernier. On est tout ahuri devant ces portraits au pastel, imités de Boucher, de Walteau, de Van Loo et qui représentent les Pompadour et les Dubarry, les Belle-Isle et les Richelieu, les Choiseul et les Chauvelin, le tout accompagné des mômes inscriptions françaises qui se trouvent au bas des peintures originales. Au dehors, sur le gazon des parterres, sont dessinées d'immenses fleurs de lys. Et les quinconces, les boulingrins, les pièces d'eau, les terrasses, les avenues, tout semble avoir été réglé, ordonné, arrangé pour on ne sait quels Bourbons mystérieux et lilliputiens. On les cherche vaguement autour du palais, et ce regard jeté sur l'horizon sauvage, sur ces rocs étonnés d'encadrer de si gracieux bibelots, donne une assez vive sensation de la mélancolie cachée des choses. Sunt lacrymoe rerum, disait le poète ; il y a comme des larmes dans cette nature ; on sent que le vent de la folie a soufflé par là.

Peu de choses à mentionner en dehors des salles du château. Le parc est tout bonnement l'ancienne forêt, où l'on a ménagé ici et là quelques clairières, et où serpentent, à la mode anglaise, deux ou trois sentiers semés de sable fin. Derrière le palais une cascade, réduction de celle de Saint-Cloud avec de vertes tonnelles remontant en ellipse jusqu'au sommet. On a beaucoup vanté le kiosque et la grotte d'azur, mais toute cette fantasmagorie de glaces, de lumières, de verres de couleurs m'a paru, je dois le dire, bien enfantine ; on en peut voir tout autant chez Robert Houdin. J'aime mieux le petit temple qui, sur la colline, fait face au palais : c'est la rotonde classique où se plaisaient les dieux, une échappée sur le ciel lointain de l'Hellade. Au bas, sur la droite, dissimulée dans un bosquet, il y a aussi une chapelle, d'une apparence tout à fait rustique. Petit clocher de bois, porte fermant à peine. Tout le luxe est à l'intérieur, où l'on voit de jolis vitraux représentant Jésus, l' alpha et l' oméga, puis la Sainte-Vierge, les quatre évangélistes, saint Louis, et un autre roi revêtu d'un costume de pèlerin. J'ai remarqué un prie-Dieu marqué aux armes royales, et je me suis approché pour voir si le velours en était bien usé. Pas trop, à ce qu'il m'a paru, mais tout de même cette petite chapelle montagnarde placée à côté du Linderhof, c'est une idée qui m'a fait plaisir et qui atteste, malgré tout, les sentiments religieux et chrétiens du prince.

Voir le Linderhof, c'est quelque chose, mais on ne saurait s'arrêter en si beau chemin, et il faut pousser l'excursion jusqu'à Neuschwanstein. C'est, de l'aveu de tous les touristes, et pour ma part j'y souscris entièrement, la perle des constructions de Louis II. Cette fois, au moins, la note est originale; plus de pastiche ni d'imitation étrangère; un vrai château féodal, digne d'un prince allemand, digne d'un Wittelsbach. On s'y rend de Partenkirchen, par Lermoos, Reutte et Füssen, c'est-à-dire à travers la contrée la plus charmante et la plus accidentée, et qui, grâce aux caprices de la frontière, est tantôt autrichienne et tantôt bavaroise. L'arrivée à Lermoos a je ne sais quoi d'imposant. On débouche soudain dans une vaste plaine quadrangulaire au fond de laquelle s'élèvent fièrement la Zugspitz et le Wetterstein. Le contraste est saisissant entre la prairie verdoyante et ces hauts sommets couverts de neige. De Lermoos à Reutte, rien ne m'a frappé, si ce n'est, dans la vallée, les ruines d'un monastère qui m'ont rappelé celles de Saint-Cloud ou du Conseil d'Etat. Les murs se dressent encore comme d'immenses paravents, et sur les plus hautes pierres aussi bien qu'à l'intérieur, poussent à l'envi des fleurs, des herbes folles, des arbustes, toute une flore énergique et sauvage, la flore des ruines. A partir de Füssen, la route se transforme ; on dirait une avenue, une allée de parc. On se sent dans le voisinage d'une résidence royale. Les voitures se pressent toujours plus nombreuses; des flots de touristes se succèdent sans relâche. Tout à coup, à un détour du chemin, perchée sur un rocher faisant saillie, on aperçoit la haute tour du Neuschwanstein qu'on prendrait, au premier aspect, pour un minaret. L'impression, la note est des plus romantiques. C'est bien le château fort du moyen-âge qui, adossé à la montagne, dominant au loin la plaine, semble placé là comme une sentinelle vigilante pour protéger le vassal et détrousser le voyageur. Au sommet de la façade se dessine, dans la vigoureuse netteté de ses contours, la statue d'un chevalier couvert de son armure. On croirait voir un paladin couronné de l'auréole des croisades lointaines. Cela sentie défi, la provocation, le gantelet de fer jeté à la face de je ne sais quel mystérieux rival.

J'ai ressenti, devant le Neuschwanstein, la même première impression que m'avait causée l'Herrenschloss. Tout porte la marque d'un travail achevé. La brique n'apparaît nulle part ; et le revêtement des murs est en granit, en pierres bien taillées, bien agencées, bien cimentées. Je crois que la moindre éraflure de la pierre aurait été pour les yeux du prince une vraie souffrance. Tous les détails d'ornementation sont délicieusement exécutés. Sans doute les siècles viendront, le temps exercera ses ravages, mais je suis sûr que le pauvre roi, s'il eût vécu, n'aurait rien négligé pour assurer a son oeuvre ce caractère si éclatant d'exquise perfection. Je me le représente très bien faisant, chaque semaine, nettoyer les murs de son palais avec un plumeau. La sainte horreur du grain de poussière allait en lui jusqu'aux dernières limites. Signe de démence. Et l'intérieur du palais, sous le rapport du fini, ne le cède en rien à l'extérieur, on peut le croire. Il me semble même que les fresques, prodiguées selon l'usage avec excès, sont mieux réussies que toutes celles - et Dieu sait leur nombre ! - que j'ai pu voir jusqu'à présent en ce fécond pays de Bavière. Elles m'ont réconcilié, ou à peu près, avec les dieux et héros du Teutonisme. La légende de Lohengrin, dans les fraîches compositions du professeur Hauschild, m'est apparue, en particulier, sous le jour le plus charmant, le plus poétique. On voudrait pouvoir s'arrêter quelques instants devant ces oeuvres récentes des peintres munichois, mais le pauvre touriste fait partie d'une escouade, et on le promène à travers les salles au pas de course. Il a le temps de constater néanmoins que toutes ces peintures pourraient servir d'illustrations aux drames lyriques de Wagner, Hans Sachs par ici, Tannhaüser par là, sans oublier Tristan et Yseult, Klingsor et Parsifal. La salle du trône, où sont représentés les rois chrétiens canonisés par l'Église, saint Louis, saint Edouard, saint Etienne, saint Henri, saint Ferdinand, saint Casimir, est d'un caractère grandiose et m'a fait la meilleure impression. On rêve, sous cette coupole au style byzantin, de sanctuaires orientaux, moitié palais, moitié chapelle. Et il me semble, après une si longue évocation de fables plus ou moins mythologiques, qu'on célèbre ici le triomphe de la vérité, du christianisme et de ses saints. La plupart des touristes montent au sommet de la tour. Vue superbe, qui d'un côté s'étend sur la plaine immense et de l'autre sur les lacs et les montagnes. Un étonnement vous poursuit, vous étreint, vous pénètre, c'est de voir ce luxe, cette élégance raffinée, ce divin rayonnement de l'art au milieu d'une nature si sauvage et si désolée, et dans un château qui rappelle les rudes moeurs du moyen-âge. Double contraste, double charme. On sent qu'ici les milieux ont été violentés par la fantaisie d'un prince artiste et prodigue, et ce coup de force plaît à l'infirmité humaine.

L'image de Louis II, quelques efforts qu'on fasse pour l'éloigner, revient donc toujours et s'impose à travers le spectacle de ses oeuvres. On est comme obsédé par son fatal sourire, on se surprend à gémir sur le sort de cette victime de l'idéal. On croit voir la petite fleur charmante entourer peu à peu de ses fibres légères et serrer le coeur et le cerveau de son amant. Rien n'est plus doux, rien n'est aussi plus impitoyable. Et on se demande en même temps par quelle secrète ironie des choses ce prince rêveur, aux délicatesses féminines, échappé des pages d'un conte de fées, devait, en pleine époque de fer et de sang, se trouver en présence du chancelier de Berlin ? Ne dirait-on pas le petit oiseau fasciné de loin par la bête de proie? L'oiseau timide, se sentant déjà blessé à mort par le terrible chasseur noir, est allé se cacher pour mourir aux extrémités de son royaume, dans les bois, au bord des lacs, au pied des montagnes, le plus loin possible des regards de l'ennemi. Le peuple bavarois ne s'est peut-être pas assez rendu compte de cette excessive pudeur d'une âme vraiment royale, mais il a du moins toujours nourri pour son jeune souverain les sentiments du loyalisme le plus fidèle, le plus tendre. Et à ce propos je dirai que, sans excepter les Autrichiens, les Allemands du Sud étaient animés des mêmes sympathies. Je l'ai constaté plusieurs fois dans leurs discours, tandis que les Prussiens, au contraire, ne cachaient point leur hostilité. Persiflage amer, ou dédaigneux silence, voilà tout ce que le Neuschwanstein leur inspire, et on comprend d'ailleurs qu'ils s'y sentent mal à l'aise ; il y règne un esprit qui ne sera jamais le leur. Et on ne sait encore qui l'emportera définitivement du Nord ou du Sud, du Prussien brutal, positif, calculateur, sachant dissimuler ses desseins, ou du Bavarois bon enfant, épris des beaux arts, toujours confiant et insoucieux de l'avenir.

On ne peut omettre, malgré les jeunes et éclatantes splendeurs du Neuschwanstein, de visiter aussi l'ancienne résidence royale, le Hohenschwangau, bâti par le roi Maximilien. Rien de grandiose, rien de belliqueux surtout, dans cette construction bourgeoise, mais elle affecte la forme d'un castel d'Ecosse aux tourelles crénelées, et au milieu de cette forêt de sapins, se reflétant dans le miroir vaporeux des lacs, ce caractère est si bien en situation qu'elle semble enveloppée de grâce et de poésie. L'aspect, de près, est moins merveilleux. Le château ou plutôt la villa appartient à la période badigeonnante, et il va de soi que ses murs sont déjà de toutes parts lézardés, écaillés, effrités. Horrible, trois fois horrible. Pour les. salles, il suffit de mentionner une série de fresques de très petite dimension en l'honneur des principaux chefs de la maison des Wittelsbach, et, sur de modestes étagères, un amoncellement de bibelots, où le cygne, comme il convient en ces lieux, tient partout le premier rang. On a dû, pour constituer ces musées à la fois innocents et économiques, dépouiller tous les étalages des marchands de faïence et de porcelaine de la contrée. Il y a, dans cette collection de cygnes de toute forme et de toute couleur, quelque chose qui sentie caprice d'un enfant malade. On songe à ces petites chapelles des jeunes filles pieuses, où l'on voit des fournées de saints et de madones minuscules en pâte tendre. Les salles sont petites, très basses ; c'est le simple intérieur d'une maison de campagne. Une chose captive beaucoup l'attention des touristes, c'est le plafond de la chambre à coucher du roi Louis II. Il est percé d'une infinité de trous qui, éclairés au moyen de transparents, permettaient au pauvre prince de se croire abrité directement par la voûte céleste, et lui procuraient la douce illusion de dormir à la clarté delà lune et des étoiles.

Au milieu des petits incidents de la journée, j'ai lié connaissance avec trois ou quatre touristes qui seront demain jusqu'à Imst mes compagnons de route. Avant le dîner, nous faisons l'ascension de la Jugend et de la Marienbrücke d'où l'on jouit du double et magnifique panorama de la plaine et des montagnes, et je me suis promené, durant près d'une heure, sur une des rives de l'Alpsee, par un sentier plein de charme et de mystère, qui fait à moitié le tour du petit lac. Quel tableau, quel paysage d'une douceur mélancolique! Le soir tombe ; partout le calme, le silence, une immobilité presque absolue; les sapins se groupent en masses noires au flanc des collines; le lac somnolent n'est plus éclairé que par un pan de ciel d'un vert blanchâtre, où les étoiles, l'une après l'autre, viennent piquer leur étincelle tremblotante. Je suis seul dans le sentier ; pas un bruit, rien ne bouge, si ce n'est un cygne qui s'avance gravement, silencieusement vers sa petite hutte à demi cachée dans les roseaux. Un léger frisson m'agite ; ce n'est pourtant pas de la terreur : il y a trop de paix autour de moi, mais je songe aux fées, aux gnômes, aux lutins, à tous ces personnages mystérieux des ballades allemandes qui pourraient peut-être bien exister, et m'apparaître soudain, sans crier gare.

Le petit village est bondé de touristes. On assiège les auberges et les cantines, et il faut surtout livrer bataille pour s'assurer un bon logement. Par bonheur, un de mes compagnons de demain a découvert une chambre à quatre lits qui fera merveilleusement notre affaire. Nous le remercions de son zèle en poussant presque des hurrahs de victoire, car bien des gens inquiets autour de nous ne semblent pas logés à si belle enseigne. On dîne en plein air, sous un bouquet d'arbres, au bord du lac, entre deux routes. Il fait bon vivre, décidément. A mesure que la nuit étend ses voiles, la surface argentée de l'eau s'estompe, le miroitement cesse, on ne voit plus en haut et en bas que des sapins. On comprend qu'en raison de la fraîcheur rustique du décor et de l'excellente qualité de la bière bavaroise, nous avons plongé le repas au delà des limites ordinaires. Conversation vive et soutenue, jusqu'au moment où, sur le point d'aller prendre possession de nos lits, les deux plus âgés d'entre nous, mais non pas les moins bavards, semblent éprouver tout à coup un certain embarras. Leur parole devient hésitante et peu claire, ils nous jettent des regards à demi suppliants. Qu'est-ce donc? Qu'y a-t-il? Ils nous avouent alors, en rougissant jusqu'aux yeux, qu'ils ont l'habitude de ronfler. Eclats de rires : tant mieux ! en avant l'orchestre ! Ce sont là les menues joies de ces rencontres de touristes. La manière dont on se déshabille en un tour de main, l'apparition des caleçons, des serre-têtes, des cascamèches (4), les petits mystères intimes de la toilette, un rien suffit pour dilater la rate, on rit comme des lycéens en vacances. Quand tout est prêt, et que chacun peut faire appel à Morphée, l'un de nous éteint la bougie, et les plaisanteries recommencent. Elles sont d'un caractère si folâtre, si juvénile qu'on ne pourrait croire, à les entendre, que nous avons déjà, tous les quatre, dépassé largement la quarantaine. Peu à peu cependant les rires diminuent, on se souhaite encore un léger gute nacht, et le sommeil triomphe enfin, sur toute la ligne. Pour moi, je ne me suis pas endormi trop vite, et j'ai eu largement le temps de constater qu'on avait eu raison de nous prévenir. Je n'aurais même jamais pensé que l'homme, sans le vouloir et surtout sans le savoir, pût faire avec son nez tant de bruit dans le monde.

(1) Taponier, A., Bavière et Tyrol : notes sur l'Allemagne du Sud, Librairie de l'Université P. Friesenhahn (Fribourg , Suisse) et par l'imprimeur P. Lethielleux (Paris).

(2) Ecrit en 1886.

(3) Extrait de la fable Le Viellard et les trois jeunes gens de La Fontaine.
(4) Le casque à mèches désignait un bonnet de nuit.