Le frühstück de ce matin est moins fourni, les choses ont repris leur cours et, les jours fériés terminés, les berlinois sont retournés au travail. Le concept reste tout de même une bonne affaire puisque le buffet à volonté ne nous coûte que 10 euros et nous permet de faire l'économie du repas de midi.
La journée s'annonce plus belle que la veille (entendez : pour l'instant, il ne pleut pas). Nous prenons le S-Bahn en direction de l'est. Si nous choisissons le plus souvent d'éviter les transports en commun, ce n'est pas qu'ils sont surchargés ou qu'ils fonctionnent mal. Les trains sont en bon état, propres et pas du tout bondés, les horaires sont respectés. Or, les tarifs sont relativement prohibitifs pour les visiteurs : si l'on se contente de trois stations, le ticket est à 1,70 euro (entre nous, trois stations, autant les faire en marchant) ; en revanche, le tarif passe à 2, 70 euros dès que l'on effectue un parcours de plus de trois arrêts. De quoi nous conforter dans notre idée de voir la ville à pied. Bref, nous descendons du train et nous retrouvons face à lui : ce pan de 1300 mètres de mur conservé, intact, au-milieu des immeubles modernes en construction de ce quartier florissant. Un mur interrompt le cours de l'histoire, de la vie, décale le quotidien, dévie les pas et empêche les histoires d'amour. Un mur est contre nature. Il coupe le cours du fleuve et immobilise, bloque, restreint, glace. Un mur vous tue. Et, à Berlin, le mur est partout. On en retrouve des bribes sous forme de lignes au sol, de stèles décrochées et exposées, de vrais-faux extraits dans les magasins de souvenirs. A East Side Gallery, le béton a été recouvert de street art et n'a pas vocation à disparaître. Les visiteurs se prennent en photo devant les fresques, effleurent le mur de leurs doigts gantés, regardent, sourient, puis s'en vont. Et nous on reste là à se dire, tu te rends compte, avant, les gens de l'autre côté ne voyaient plus le fleuve. Tu te rends compte, comme ça, il a l'air inoffensif, mais imagine-le surmonté de barbelés et ponctué de gardes armés. Tu te rends compte, il n'y a pas si longtemps, ce truc était infranchissable. Pire que la peur. Pire que la guerre. Un mur. Tu te rends compte, on en construit encore.
Alors c'est quoi, Berlin Est ? Certes, c'est la cathédrale et les beaux monuments. Mais ce sont aussi les cités, forêt de tours dans lesquelles nous choisissons délibérément de nous promener. Ces rues ne figurent pas dans les guides et il n'y a aucun touriste ici. Or, connaître une ville, c'est se frotter à tous ses aspects et nous voulons tout découvrir. Alors nous nous perdons dans le Berlin moins rutilant, clochards sous les ponts, tags, vitres ébréchées et courants d'air dans les couloirs. Une vieille dame que l'on croise regarde, interrogative, mon appareil photo. Sans doute se demande-t-elle ce qui nous attire ici. Peut-être se dit-elle que nous nous sommes perdus. Elle ne sait pas que nous sommes des égarés volontaires. Nous parvenons ainsi, par les boulevards vides de circulation, jusqu'à la vaste Strausberger Platz. Les imposants immeubles au style soviétique qui l'entourent n'ont rien de laid et on même un charme certain. Quoi qu'on en dise, ici, il y a du y avoir des gens heureux. Évidemment, on a décrié, critiqué, banni et on a ancré dans nos mentalités la détestation de ce "bloc de l'est". Soyons un instant objectif. Où est le mal ? Où est le bien ? Ce n'est pas un hasard si certains berlinois sont nostalgiques de cette époque. C'est bien que, quelque part au fond d'eux, ces années leur ont aussi procuré un certain bonheur. Nous levons les yeux vers les inscriptions évoquant la Russie, la Bulgarie au sommet des barres de béton et c'est de l'émotion que nous ressentons de nous trouver dans cet autre monde qui, sur les écrans de son cinéma, diffusait les images de la société telle qu'il voulait bien la faire rêver à ses habitants.
Après une marche épuisante le long de de l'interminable Karl Marx Allee, Alexander Platz offre un contraste saisissant. Nous sommes toujours à l'est, mais ici les immeubles soviétiques se mêlent aux énormes centres commerciaux modernes. Nous nous trouvons dans un autre cœur de ville. Car, oui, au fond, on peut dire que Berlin a plusieurs cœurs. C'est peut-être cela qui lui donne cette vivacité. On sent qu'ici, la population se mélange et on est bien loin des quartiers riches. Les habitants viennent de partout et on retrouve un peu la diversité qui fait notamment la richesse de Paris. Symbole de la volonté de l'est de rivaliser avec l'ouest dans tous les domaines, la tour de la télévision, haute de plus de trois-cents mètres. Une démesure qui témoigne sans conteste d'un fort complexe d'infériorité de la part d'un régime qui voulait toujours plus, toujours mieux, toujours plus haut et plus fort. Une manière de se légitimer, sans doute. Psychologie de comptoir. Nous ferons l'économie des 13 euros et ne nous offrirons pas cette montée qui n'aurait fait que nous projeter dans les nuages.
On avance, on ne sait plus de quel côté du mur on est, on perd le nord dans cette ville disloquée puis recollée. On dit que l'on retourne vers le centre, mais de quel centre parle-t-on ?
Une chose est sûre, le quartier Saint Nicolas est le plus ancien de Berlin. Son église date du 13ème siècle et les maisons qui se sont construites autour forment un petit village paisible, hors du temps, rassurant avec ses belles façades, ses rues pavées et ses arcades commerçantes. Un havre de paix qui contraste avec l'agitation de la capitale. Le silence qui y règne représente une parenthèse dans notre journée.
Nous traversons une première fois la Spree, puis deux. Beaux quartiers. Ambassades. Ministères. Nous voici à Gendarmenmarkt, l'une des parties les plus riches de Berlin. L'église allemande et l'église française encadrent le non moins grandiose Konzerthaus qui a tout l'air d'un temple grec. Grandeur et démesure. Le marché de Noël lui-même est payant, signe qu'on est bien loin d'un quartier populaire. Pour preuve, l'hôtel Hilton occupe presque tout un côté de la place. Ici vivent les gros portefeuilles. C'est beau, bien sûr. Éblouissant. Un peu superficiel ?
Check Point Charlie. Dernière étape du jour. Avant, il n'y avait rien. Juste un espace vide, sans vie, en friche. Il n'y avait que cet unique point de passage entre l'est et l'ouest, réservé aux officiels. Un faux espoir. Un poste frontière muselé, pieds et poings liés. Tout a bien changé. Rénovation, construction, modernisation, dynamisation, action. Et comme un cheveu sur la soupe, l'ancienne cahute des "douaniers". De faux militaires américains prennent la pose avec les touristes. La barrière est définitivement relevée pour la punir d'avoir été trop longtemps baissée. On ne lève plus les yeux vers elle, l'attraction est ailleurs. Le musée, les marchands du temple, les faux tampons sur les faux passeports, les porte-clés et les cartes postales, les crêpes au Nutella. On regarde les photos, on réfléchit, et puis on se dit que c'est mieux ainsi. Se souvenir et avancer. On a du mal à se figurer ce que c'était. Quand il n'y avait rien. Rien que la poussière et les rêves piétinés. On aime ou on aime pas. Que voulez-vous, ma bonne dame, c'est la société de consommation qui veut cela et le passé s'achète aussi, tout comme les crêpes au Nutella. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Je ne veux pas qu'on me réponde. Je ne veux pas entrer dans le jeu. Je ne veux pas qu'on me vende un souvenir, qu'on me fasse la promotion d'un état d'esprit, d'une façon de penser droit. Je veux ressentir la ville, toute de travers, âcre et sucrée, par le seul pouvoir de mes cinq sens. La découverte d'une cité n'a d'intérêt que si l'on va au-delà de son apparence. Berlin, tu ne nous as pas encore tout dit et on voit bien que derrière ton apparente résilience, au fond de toi tu cherches encore à recoller les morceaux. Tu as beau faire la fière, quelque chose cloche. Je repense à cela en me gavant de Käsespätzle, dans la chaleur rassurante de quelque chose de connu. Un restaurant comme mille autre. Un relent de paysages alpins, là-bas, au loin. Je fermes les yeux pour ce soir sur les méandres de Berlin.