Pour qui aura déjà eu la chance de voir Let The Right One In de Tomas Alfredson (et non l’affreux remake américain signé Matt Reeves), le travail de John Ajvide Lindqvist sur Border n’aura rien d’une surprise. Il aura en revanche tous les atours d’une éclatante confirmation. Celle d’un auteur/scénariste capable de brosser une réalité sociale complexe et de caractériser des personnages hors normes en deux-trois coups de crayon, par la seule force évocatrice du fantastique, mais plus remarquable encore, celle d’un merveilleux subtil, appréhendé de manière diégétique. À l’échelle de Border, c’est déjà – presque – en dire trop. Mais comme pour Let The Right One In, la nature des rebondissements, ainsi que l’essence des révélations, s’avèrent suffisamment riches pour aller bien au-delà de l’effet de surprise momentané qui, du point de vue du seul récit, n’apporte bien souvent aucune véritable valeur ajoutée.
Dans Border, la sidération naît ainsi moins de ce qu’on nous montre que de ce qui est sous-jacent. Tirant adéquatement partie de ses effets les plus évidents (l’apparence physique presque monstrueuse de ses deux personnages principaux, leurs dons échappant – vraiment ? – à toute raison), le film d’Ali Abbasi provoque certes le malaise par certaines situations au contenu éloquent, mais instille plus sûrement, et surtout plus durablement, le trouble par son propos, ainsi que par ses thématiques embrassées à bras le corps, sans aucun filtre ni faux-semblant. Rapports au(x) genre(s), et à la sexualité. Immigration, intégration, xénophobie, extrémisme et radicalisation également de la partie : Border caresse à rebrousse-poil, aguiche, mais repousse. Et in fine, n’épargne rien. La société suédoise, son vernis – pétri d’hypocrisies – au-dessus de tout soupçon encore moins. Une critique voilée, non moins acerbe, qui n’aurait à coup sûr pas eu la même portée sans une figure à même de renverser la table, et de soutenir l’entreprise d’inversion des pôles. Cette logique de conte de fées (résolument naïve, mais motrice d’espoir et de résilience), où les apparences sont le lit du pire, où les normes étouffent au lieu de soutenir l’affirmation des personnalités, a ainsi trouvé dans le personnage de Tina le relais idoine à l’écran entre le propos de(s) auteurs et les spectateurs. De prime abord (et bien de prime abord seulement) physiquement repoussant, elle va pourtant constamment questionner les préjugés, déconstruire les stéréotypes, et rebattre la notion même d’humanité. Sa grâce, sa bienveillance, tout comme sa détermination tout en failles et en fragilité, font de Tina bien plus encore qu’un personnage fort : elles en font le symbole d’un monde pétri d’émotions contraires, de conventions prêtes à exploser, à la fois solide et vulnérable, déterminé, aux blessures néanmoins inconsolables. Tina émeut, et pas seulement à cause de la gravité de ce qui pourra lui arriver. Elle émeut, parce qu’elle est. Parce qu’elle emporte l’adhésion, suscite l’empathie. Plus simplement parce que, trop grande rareté, elle existe, dans toutes ses nuances et ses zones d’ombres. Et si l’adage veut qu’un héros n’est rien sans un antagoniste à sa mesure, la même logique pourrait s’appliquer à Border quant à la relation liant Tina à Vore, dans sa propension à brouiller les cartes quant aux notions de bien ou de mal, de morale ou de justice. Notamment sur la manière d’envisager et de poser les jalons d’un futur fait de liberté et d’émancipation.Et avec lui, l’émanation d’un romantisme toxique fait d’amour-haine et de passion.
Cette aura d’inconnu, de contrepoints constants, d’attraits à la fois passionnels et peu amènes, trouve un écho supplémentaire dans la manière avec laquelle Ali Abbasi arrive à complètement intégrer les composantes des contes et légendes au sein d’un réel familier, pourtant bien vite inattendu, presque inhospitalier. À la manière de New-York dans The Wolf Among Us (jeu vidéo adapté du comic book Fables), Border fait de la nature suédoise un cadre à la fois magnétique et repoussant, où la faune et la flore, l’animalité et l’instinct, reprennent leurs droits sur une civilisation et une prétendue raison au bord du précipice. Où l’étranger n’est peut-être plus celui vivant par-delà la frontière, mais bien celui s’étant aliéné en son sein. Si la forêt et les montagnes peuvent étouffer de par le cadre choisi par Ali Abbasi pour filmer l’intimité, ainsi que par l’accent mis sur les textures (rarement reliefs boisés ne se seront faits si organiques), la majesté des panoramas se rappelle vite à notre bon souvenir : à l’instar des westerns classiques, la représentation d’un monde, social et personnel, à conquérir.
Un constant va-et-vient entre le micro (la destinée des personnages) et le macro (les enjeux sociaux) qui irrigue Border de part en part, faisant de ce dernier une poupée russe dont les questions soulevées appellent moins une réponse que de nouvelles problématiques à creuser. Ménageant plus sûrement des moments de doutes, sinon d’incrédulité, dont on ressort groggy, même atone, face à la toile d’araignée qui est doucement en train de nous emprisonner. Symbole de la confiance pleine et entière qu’a Ali Abbasi en son récit, la conclusion du film, ouverte ou irrémédiablement fermée en fonction des interprétations, est de ce point de vue un test de plus lancé aux spectateurs, auquel le cinéaste et John Ajvide Lindqvist donnent constamment les clés, mais qu’ils laissent toutefois maîtres de choisir quelles portes celles-ci seront chargées d’ouvrir, au regard des sensibilités de chacun. D’une richesse thématique et visuelle assez inattendue, chaque acte de Border représente, en dépit d’une écriture extrêmement tenue et contrôlée de bout en bout, une ouverture vers un ailleurs plus personnel, plus intime. Une terre de réflexions et de questionnements qui n’est ainsi pas sans rappeler, sous couvert de métaphore, cet éden en Norvège dont Tina apprend l’existence de la bouche de Vore.
Plus encore que Let The Right One In, Border se fait donc le porte-voix de la primauté des mythes dans la compréhension de nos sociétés, et des forces qui les animent. Aussi troublant et déstabilisant qu’il puisse être, de par les tabous qu’il confronte ou nos contradictions qu’il démonte, le troisième film d’Ali Abbasi est une proposition d’une force et d’une élégance rares, dont on ne ressort pas tout à fait indemne. Et sa manière d’appréhender le monde de faire irruption dans le réel au sortir de la projection, comme si la frontière entre le film et notre réalité, par tout ce qu’il a pu convoquer, n’était plus tout à fait si clairement délimitée…