Une enquête amoureuse

Publié le 11 juillet 2008 par Gregory71

Il y a une expérience propre à la séparation et qui dépasse de loin notre petite dramaturgie personnelle. C’est ce passage si intense et délicat, infime, presque intenable, entre la relation amoureuse et la séparation amoureuse. Tout se passe comme si l’autre disparaissait. Le corps n’est pas habitué à cette distance. Il lui manque quelque chose, parfois son souffle est court, son rythme cardiaque change, un étourdissement, on se reconnaît à peine. Dans cette disparition il y a une brutalité à chaque fois singulière. Ce n’est pas Autrui qui manque. C’est une personne en particulier avec son tissu de sentiments, d’attitudes et de gestes, irremplaçable peau.

On se demande bien naturellement ce que l’autre devient. Il a disparu si vite. On s’interroge non par jalousie, mais par proximité des vies. Mais on ne sait rien, l’autre se tient à distance encore tout vibrant du choc de la séparation, et soi-même on ne dit rien, respectant cette absence que l’on tente d’apprivoiser puisqu’il faut faire avec.

L’imagination fonctionne à plein. Elle tente de boucher cette béance de l’absence. On se raconte des histoires. On se remémore les moments passés. On se dit que tout cela est impossible. On tient à peine debout. On fait bonne figure. On ne sait rien puisqu’on est passé en l’espace de quelques jours de la profusion des percepts à leur raréfaction extrême. Il n’y a plus rien sur quoi se tenir. Est-on détective de cette absence ? Comment sauvegarder un lien, un lien humain, quand on se sépare ?

Facebook a un rôle étrange dans cet événement. Combien de couples inscrits sur ce site se sont défaits ? Restent-ils « amis » ? Et que veut dire alors l’amitié ? Partagent-ils encore leurs informations ? La question technique se fait ici toute affective et sensible, jusqu’au ridicule, car comment expliquer que ce qui nous reste, dans la destruction même d’un « nous », est ce partage public, dédié à tous ses « amis » ? Comment comprendre que les dernières nouvelles que j’ai de toi soient destinées à tout le monde, sauf à moi et que je deviens ainsi le contrebandier de notre présent ? Il y a cet étrange renversement du public et du privé, de l’intime et de l’anonyme.

Être ami sur Facebook alors que nous avons été amants. Plusieurs stratégies existent: effacer l’autre de ses amis, éditer ses mini-feeds pour qu’il ne voit rien, se mettre en retrait de Facebook et ne plus inscrire sa vie dessus, faire comme si de rien n’était, etc. Positivement ou négativement toutes actions a alors un sens, l’effacement en est un parmi d’autres. Si on voit l’activité facebookienne de l’autre s’effondrer un doute nous prend, aurait-il restreint notre accès ? On retrace alors les événements grâce aux commentaires laissés sur les photographies, l’activité indirecte par exemple en allant chercher du côté de ses amis (qui sont devenus les nôtres par simple voie de conséquence), on tente de traquer, de pister, mais quoi au juste ? La vérité de l’amour ? Et de la séparation ? La confirmation que c’est terminé pour le bien de chacun ? Ce qui reste de nos vies entrecroisées à présent délaissées ? Il y a une enquête de la séparation amoureuse par laquelle on tente de retrouver ce qu’on a irrémédiablement perdu, un lien, un contact quand les peaux se touchaient et que le monde était là, à nouveau ouvert et possible.

Il faudrait raconter l’histoire de cette enquête, de fils tendus par ces fictions, de ces moments de vide, de ces signes techniques devenus signes existentiels, et voir combien de vies sont ainsi affectées par un processus de publication du privé. Imaginez les classeurs dans lesquels vous rangiez vos photographies de couple devenus à présent obscènes. Le récit a changé, il n’est plus d’amour, mais de nostalgie, ces images appartiennent au passé maintenant, faut-il elles aussi les effacer ? Et pourtant, tout cela a eu lieu, la rencontre, la reconnaissance, le désir de vivre ensemble, de construire, de se sentir, jour après jour. Vous savez que cela ne suffit plus. Vous imaginez encore le pouvoir de Facebook dont les bases de données contiennent à n’en point douter tous vos échanges, tous les mots prononcés de l’un à l’autre, c’est un morceau de votre vie, de vos vies qui a été enregistré et qui ne vous appartient pas. Cette archive de l’amour, pièce à conviction majeure pour démontrer que tout ceci a bien eu lieu, que vous avez aimé et qu’elle vous a aimé, appartient à une entreprise privée. Contactez-les et demandez-leur ces souvenirs d’amour. Que vous répondront-ils ? Vous le savez déjà, inutile d’essayer.

Je suis sur le bord d’un lac. Des enfants jouent dans l’eau. Il y a des rires lointains. La jeune fille essaye de rattraper la balle prêt de la rive, elle s’en rapproche avec une démarche étrange comme poussant de ses frêles jambes un poids trop lourd. Vous observez l’eau, les petites vagues du vent balayant la surface. Il fait chaud sur vos épaules. Vous vous prenez la nuque comme dans un film avant de relever la tête et d’observer plus précisément encore la surface réfléchissant le soleil, éclats blancs trouant la surface, effaçant le relief, un aplat lumineux. Vous vous mettez à penser à un monde au soleil mort, au lac dans une nuit éternelle que nul ne pourrait voir, à cette terre plongée dans une obscurité si intense qu’aucun volume ne pourrait apparaître. Vous imaginez vos mains, vos pieds tâtonnants dans le vide, cherchant une voie dans cette nuit si brutale, si absolue. Il n’y a plus que le contact d’objets évanouis, vos yeux sont des organes inutiles. Vous savez qu’à présent vous êtes entrés dans cette nuit.