Oui, bien sûr, les quatre volumes, c'est peut-être un peu gros pour tenir dans la poche, à moins d'avoir prévu le coup et de très grandes poches, assez accueillantes pour y glisser, après les trois premiers volumes de L'amie prodigieuse en Folio, le quatrième qui paraît aujourd'hui - L'enfant perdue. Si vous êtes abonné à Canal+, il sera difficile de résister (et donc, de renoncer aux poches géantes, pas sûr que celle d'un kangourou ferait l'affaire, d'ailleurs). Parce que les saisons 2, 3 et 4 de la série vont se faire attendre et, je vous connais, vous n'aurez pas la patience, vous allez vous jeter sur les livres. Donc, ce quatrième et dernier volume.
Comme tout lecteur attaché depuis le début aux amies Lila et
Elena, nous avions hâte de savoir comment cela se termine – mais on évitera de
vous le dire, pas question de gâcher le plaisir.
Plaisir : le mot est lâché. Un an après avoir mis de
côté la longue histoire, on y replonge avec, tout de suite, une confortable
familiarité. Il n’était pas possible d’oublier les deux formidables personnages
que sont ces femmes liées indissolublement par leur passé commun autant que par
des différences qui les conduisent à confronter sans cesse ce qu’elles étaient,
ce qu’elles sont, ce qu’elles pourraient devenir.
Impossible aussi de ne pas ressentir la forte présence de la
ville de Naples, où tout a commencé et où tout finira peut-être. Avec ses
classes sociales qui vivent à l’écart les unes des autres, ses troubles liés à
des trafics en tout genre mais où la drogue prend de plus de place, l’ambiance
singulière des années 80 qui résonnent encore des attentats et des conflits
idéologiques.
Elena, devenue écrivaine, est une figure du monde
intellectuel. On l’écoute, elle commente l’actualité, elle met ses idées de
liberté en pratique dans sa vie privée. Mais elle continue à observer comment
Lila, décidément la plus douée des deux, se retranche dans une attitude
radicale : elle n’a jamais quitté Naples, n’a jamais écrit, ne revendique
que d’être elle-même. Lila est, au fond, un modèle pour Elena, mais inaccessible :
« D’après moi, Lila était dotée de
clairvoyance, un don que je lui attribuerais toute la vie, et je n’avais aucun
mal à l’avouer. »
La contradiction fondamentale entre les amies repose sur
l’écart, le gouffre, entre les apparences : Elena réussit, Lila rate – et
est frappée par un malheur que le titre du quatrième tome évoque. En réalité,
elles éprouvent l’une et l’autre tout le contraire et vivent dans une
compétition qui ne dit jamais son nom. Elle se cache derrière les nuances de la
langue, tantôt le dialecte avec ses mots directs, orduriers, tantôt l’italien
plus policé, nuancé. Quand Elena cherche à obtenir une vérité de Lila, celle-ci
lui répond en italien : « Elle
avait recours à l’italien comme à une barrière et je cherchais à la pousser
vers le dialecte, notre langue de la franchise. Mais alors que son italien
était traduit du dialecte, mon dialecte était de plus en plus traduit de
l’italien, et nous parlions toutes deux une langue factice. »
L’exploration de la sincérité et du mensonge dans une relation aussi
intime est probablement le grand projet d’Elena Ferrante dans L’amie prodigieuse. Elle en a visité
toutes les facettes. Et on a vraiment aimé ça.