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Le corps à corps sur du vide

Publié le 31 décembre 2018 par Comment7

Le corps à corps sur du vide

Fil narratif inspiré par : Bernard Aspe, Les fibres du temps, Nous 2018 – Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte 2018 – Frédéric Lordon, La condition anarchique, Seuil 2018 – Emanuele Coccia, Hors de la maison. De l’alimentation ou de la métaphysique de la réincarnation.Multitudes N°72 – Jean-Marie Mahieu, A vrai dire, exposition à La fabrique de Théâtre, La Bouverie – des images, des souvenirs…

Le corps à corps sur du vide

Soudain, comme le début d’un film quand la première image jaillit au centre de l’écran, des ombres chinoises se dessinent sur une tenture du bureau, réunissant en une seule créature, une tête de cow-boy sur balancier et la trompe d’un éléphant ramené du Congo par les grands-parents. Etant donné l’orientation de la maison, la configuration des fenêtres, les arbres et les buissons dans le jardin, ces ombres n’apparaissent que quelques jours de l’année, en hiver, pour peu que le soleil soit au rendez-vous tôt le matin. La fragile et éphémère silhouette, mêlant rappels d’enfance et récits exotiques familiaux, apparue comme par magie, déjà en train de pâlir et s’estomper, excite en lui une anarchie de nostalgie, délicieuse douloureuse, jamais très loin depuis quelques jours, à fleur de peau, voire présente à la manière d’un haut le cœur en suspens. Il y voit le signe d’ un temps qui a eu lieu et dont l’avoir-eu-lieu persiste peut-être quelque part, peut-être nulle part – en tout cas n’y avons-nous nul accès…Il en avait eu la première alerte, dans un restaurant, récemment, quand il s’était abîmé, à l’infini, dans la contemplation d’une tenture de velours pourpre en flot figé, le long d’un papier peint fleuri, ancien, immémorial, dans un de ces lieux-auberges dont l’on peut dire qu’il en a vue défiler des tonnes, qu’il a été témoin de plusieurs générations, avec leurs goûts, leurs habitudes, leurs préoccupations, leurs conversations, leurs ivresses, leurs appétits, leurs affaires, leurs joies et vicissitudes. Un point de fuite qui avait happé toute son attention.

Cette chose perdue qui l’appelle, obstinément. Cela ne peut être satisfait, apaisé, il en acquiert la conviction au cours du temps, au fur et à mesure que l’âge l’éloigne de l’instant où les choses se présentent dans leurs premières fois. Quelle chose ? Quelle perte ? Quel appel ? Ce qu’il considère comme lui ayant donné le jour, lui avoir procuré la sensation de commencer vraiment à vivre après de longues années de latence. Une chose à propos de laquelle aucune certitude ne peut se couler dans le béton mais s’érige dans un flux d’hypothèses qui se recoupent. Un flux narratif qui bégaie, tâtonne, se fourvoie, s’illumine, s’entête et entretient le sentiment qu’aucun « de fil en aiguille » biographique ne peut prétendre à l’univoque. D’emblée pluriel, contradictoire, au mieux polyphonique, jouant avec tous les registres de l’incertain. Cet appel, donc, correspond à la possibilité même de naître, félicité abrupte perdue, pas appelée à se répéter, et dont il lui faut entretenir l’illusion qu’elle continue, qu’il peut la vivre et continuer à la vivre, qu’elle est toujours à résoudre, accouchement toujours en cours, toujours susceptible d’interruption, accidentel ou non. Garder un contact avec l’instant initial, symbolique bien entendu, essayer de comprendre ses expansions dans ce que devient le morceau de matière auquel il s’identifie, avec quoi il fait corporéité close dans son enveloppe, illimitée dans ses neurones. Comment peut-il s’en saisir ? L’effort pour exister, « le conatus n’est en aucun cas un fait de conscience ou de volonté : il est un dynamisme du corps. » (Lordon, 164) C’est là depuis toujours, ça préexiste à son existence, c’est par là aussi, probablement, qu’il découvre appartenir à une histoire partagée, multiple. Il imagine difficilement que ce soit ainsi pour lui et pas pour les autres, là au fond, ça se rejoint, et pourtant, à un moment donné, il semble y avoir une cristallisation et un commencement se dessine, une configuration originelle à lui, d’où tout le reste découle, prend forme. C’est là que tout a commencé, pourra-t-il dire, à chaque tentative pour se raconter (à soi-même, à d’autres, au jardin, au chat), voulant capitaliser une connexion narrative fondatrice. Connexion avec quoi et qui ? Rien de spécial, du vide, des flux. C’est autour de ça qu’il se confronte à la liberté d’instituer un commencement de soi, exercice anxiogène qui procure parfois, néanmoins, lorsque par magie il y adhère sans réserve, une assurance bienfaisance, le sentiment d’une délimitation protectrice. C’est très fragile. Inévitablement, le doute s’insinuera selon les circonstances de vie, les rencontres, les silences, les passages à vide. Régulièrement, il devra reconnaître qu’il ne possède aucune preuve tangible, objective de la manière dont ça s’est passé. Il élabore sa version des faits premiers au fur et à mesure qu’il s’en éloigne. Des répliques se produiront, d’intensités variables, d’authenticité discutable, là aussi en distillant d’autres formes de doutes et croyances quant à la véracité du perçu et la foi en une seule origine. Mais, grosso modo, s’il forme un tout, une entité distincte avec un parcours biographique spécifique, cela tient au jeu d’attirances et de tensions entre quelques morceaux de monde qu’il s’est assimilé, selon la portée errante et fouillante de ses désirs, mais surtout, par hasard, suite à des concours de circonstance, en réagissant selon une plasticité animale, intuitive, à la force des choses. D’où l’impression d’une construction aléatoire, involontaire, de destinée décidée ailleurs, un ailleurs à se concilier, à transformer en terrain connu, pour atténuer le fait d’être totalement livré à une bonne ou mauvaise fortune. Sans cela, sans ce mécanisme d’une distance qui introduit l’imprévisible et sauvegarde la capacité de surprise, aurait-il goûté quelque joie à se retrouver dans les bras de cette femme première, providentielle, tombée de nulle part ? Et même s’il en connu d’autres, avant, après, même s’il sait, bien entendu, qu’il est sorti du ventre de sa mère et que tout a commencé dans ce ventre, quand il tente de voir et sentir ce qu’étaient les premiers instants de sa vie, de ses yeux ouverts, ce sont des souvenirs de cette femme qui lui offrent les fibres inaugurales d’un récit. Ce ne sont pas des lignes qui racontent son histoire avec cette femme, pas du tout, mais les marques de cette aventure singulière se sont transformées, en lui, au fil des années, en fragments de mondes sans âge, brillants et sombres, vibrants et mutiques, météorites qui traversent sans fin ces cieux intérieurs. Ils condensent tout ce que le monde a, pour lui, de résonant. Ils sont familiers et en même temps insaisissables, de l’ordre du réel incontestable et du registre fictionnel le plus sauvage. Véridiques et irréels, comme deux besoins vitaux, car il a autant besoin de se sentir posé sur quelque chose de vrai, d’avéré, que de savoir se concilier une part d’irréalisme. Ce qu’il ressasse ce sont « les scènes fictives de sa genèse conceptuelle » (J.Lordon), pas les chapitres certifiés conformes de son roman familial ou de ses amours initiatiques. Le philosophe, pour parler de l’engendrement des affects communs qui font tenir ensemble les institutions sociales, politiques, économiques, explique qu’il est impossible de raconter vraiment comment ça démarre, à partir de quoi ça prend, la version historique de ce genre de faits est impossible, illusoire, et que seule une genèse conceptuelle est non seulement possible, mais utile. Avec, in fine, l’impression de s’auto-engendrer, la révélation que toutes les institutions auxquelles il s’adosse sont bâties sur du sable, suspendues dans le vide, ne se fracassant pas uniquement grâce à la croyance de tous et toutes. Donc, aussi, forcément, grâce à ce que sécrète chacun individuellement, sans calcul, sans  conscience de contribuer à un effort commun. A la manière des scrutateurs de l’univers, traquant les traces du premier big bang, il s’emploie à sans cesse explorer ce qui entre elle et lui a résonné, ce qui les a mis en résonance avec le monde connu et inconnu. Et plus il ressasse, décortique les vestiges amoureux, cherche à en exprimer et à amener à la surface leur force révélatrice, et plus ces matières se dépersonnalisent, deviennent des essences presque sans visage, gagnant proportionnellement en puissance. Plus la présence de ce qui a eu lieu s’affirme et plus elle manque, plus elle s’affirme comme d’emblée perdue. Leurs transfigurations passées, preuves d’une harmonie incendiaire entre leurs peaux, leurs membres, leurs yeux, leurs bouches, leurs neurones, laissent la place à l’étrangeté. Ses mains, ses lèvres, sa langue se baladaient à tout instant, avec grande familiarité sur son corps à elle, confortés par la réciproque, épousaient ses formes, les incorporaient le plus naturellement possible. Rétrospectivement, il ne comprend plus comment il pouvait la toucher de façon si intime. Quel genre d’autorité permettait cela ? Poser son front là où il aimait reposer, glisser ses doigts dans les plis chauds, lui semble incongru, irréalisable. C’est cette étrangeté radicale, ceci dit – il le redécouvre après coup – qui rendait possible les fusions et transfigurations. La corde vibratoire entre deux corps ne produit d’ivresse que de pouvoir transcender les différences en un seul diapason, rien de tout cela ne pouvant se résumer aux usages habituels de la possession (bien des récits « amoureux » s’effectuent encore dans le registre de « conquêtes », de femmes – surtout -, mais d’hommes aussi que « l’on a eu »). Dans les images qu’il entretient d’elle – images mentales de moins en moins figuratives, avec le temps, soit de plus en plus proches des représentations d’états intérieurs, la faim, la soif, soit de plus en plus génériques à la manière des zones érogènes réifiées à outrance dans la pornographie – elle devient étrangère, morcelée, lointaine, plus les instants incroyables qui ont capté la matière de ces images émettent des signaux mélancoliques, et plus les fragments de transfiguration charnelle et spirituelle qu’il sait avoir été provoquée par telles interrelations entre telles parties physiques, élastiques, deviennent les morceaux de monde incorporés, devenus parties inaccessibles de elle et lui, mais où il souhaiterait retourner, qui lui évoque « la maison », chimère bâtie à partir de cette relation amoureuse spécifique (les autres y contribuant, toute expérience usant des références spécifiques aux autres expériences, par métonymie) et recouvrant, palimpseste précis, tous les souvenirs de la maison de l’enfance heureuse qui, eux, ne semblent n’avoir plus aucun ancrage concret, matériel, temporel. De cette étrangeté, de cet épuisement des choses matérielles qui laisse transparaître le halo d’un foyer au-dessus du vide, ils en avaient le pressentiment lors de leurs baises effrénées, ébahies, abruties, incapables d’arrêter les mouvements frénétiques, hystériques, brassant comme des diables leurs intérieurs avec tout l’extérieur cosmique, cherchant à changer de condition, fouillant après l’issue, perdant progressivement haleine, se noyant dans les caresses étreintes fornication, se rendant compte aussi extatiques que terrorisés qu’ils ne secouaient que du vide, que tout cela ne tenait qu’à du vide, que le vide même scellait leur union, que cette communion même dans le vide, dans le rien, surpassait la jouissance et inondait le relâchement de tendresse tristesse qui les unissait alors dans l’acceptation de leur contingence nue. Dans leurs sueurs et odeurs mélangées, repus et inassouvis à la fois, ils pouvaient se laisser envahir par des songes ressemblant à quelque chose comme « Nous ne cessons de changer de maison, d’occuper la vie et le corps des autres. Nous ne cessons de devenir la maison et le corps des autres. Personne n’est jamais chez soi. »

Désormais, quand il fait des rêves dont les actions évoquent cette maison de l’enfance comblée, de près ou de loin, de façon évidente ou dissimulée, il sait qu’il se rêve dans son corps à elle, fragment du monde qu’elle assimile pour résonner avec ce qui lui procure un sens à sa vie. Maison et corps tout autant disparus, inaccessibles, il y erre, il y est en quête mouvementée, il y explore le foyer de sa vie où il aimerait déchiffrer le secret du bonheur et de la tranquillité, toutes choses englouties, vues de l’esprit. La résonance qui les liait ne se mesure réellement que longtemps après, quand toute l’agitation des surfaces s’est dissipée, par quoi il éprouve ce que signifie rester amoureuxen dépit de tout, longtemps après, érigeant du vide en règle de vie. « Il a souvent été remarqué que le concept allemand de Heimat est un concept spécifiquement moderne en ce qu’il désigne une chose qui est toujours déjà perdue. (…) Si nous éprouvons comme Heimat un fragment de monde devenu une partie de notre histoire et de notre identité, ce fragment ne peut se mettre à résonner pour nous qu’une fois que nous le percevons comme autre, comme séparé de nous, que nous avons pris conscience qu’il n’est pas simplement donné et ne fait pas partie de nous-mêmes mais appartient à un monde indisponible et changeant. La Heimat n’acquiert de signification que par l’expérience d’une dichotomie entre des fragments de monde assimilés en nous et d’autres qui nous restent étrangers, indifférents. Elle ne devient en ce sens résonante que lorsqu’elle apparaît à la fois contingente et nouée à notre identité tout en se dérobant à nous dès le départ. Voilà pourquoi la Heimat est nécessairement toujours déjà perdue; mais en même temps nous trouvons en elle l’idée d’un monde qui nous répond, qui nous accueille. Comprise ainsi comme un fragment de monde assimilé et résonant, la Heimat peut se délier de toute fixation spatiale… La Heimat peut faire mal et apparaît comme cette chose perdue qui nous appelle. C’est pourquoi lorsque Ernst Bloch écrit que le « foyer » (Heimat) est ce qui reste encore à créer, « ce qui apparaît à tous dans l’enfance et où personne n’a jamais été » – c’est-à-dire rien de moins que le dépassement de l’aliénation -, j’y entends non pas un abandon du concept romantique de Heimat mais bien sa radicalisation: si le monde résonant est la promesse de la modernité, celle-ci ne l’a encore réalisée nulle part et le moyen de s’assimiler le monde préconisé par Bloch – l’appropriation démocratique – n’était guère connu encore au temps du romantisme… » (Hartmunt Rosa)

L’embrasure de ce rester amoureux, où il assemble, déconstruit, recompose les éléments réels-fictifs du foyer où il a vu le jour, qui lui donne naissance, qui ne renaîtra pas mais continue à lui procurer l’énergie vitale minimale, ressemble à l’atelier d’un artiste dont il fit connaissance, un soir, alors que revenant d’une langue échappée à vélo, il s’arrêtait essoufflé pour rassembler des forces en buvant et avalant un morceau de tartine. C’était dans un village à corons, il était sur le seuil d’une sorte de grand garage dont la porte métallique était relevée. Le crépuscule était beau et doux. Ils engagèrent la conversation, d’abord pour échanger des souvenirs de cyclistes. Ensuite, apprenant qu’il était artiste, il lui demanda quel genre d’artiste il était. C’est ainsi qu’il en vint à raconter son ancrage, imaginaire et réel, qui prenait la forme, avant tout, de fouilles conduites, répétées, obsessionnelles et rituelles au cœur d’un territoire où il a toujours vécu, qui l’a vu naître et grandir, un territoire de mines et de migrations. C’est un vieil artiste détaché du marché, retrouvant une indépendance totale, qui se dédie à entretenir des gestes qu’il aime faire. Tout en écoutant les esquisses de récits – ce n’est pas la première fois qu’il se raconte, il use de  certaines formules bien rodées, mais il cherche encore ses mots, il y a toujours quelque chose de neuf à dire dans le récit de soi -, son regard plonge dans l’atelier où se dresse une grande table couverte d’étranges maisons bricolées. La pénombre lui rappelle certaine cave, précisément de l’ancienne maison de ses parents, où il construisait un vaste diorama (montagnes, prairies, rivières, villages, monuments, ponts, circuit de train). Ce qu’il aperçoit, construit de la main de l’artiste, se confond avec les paroles de l’artiste, leurs musicalités, leurs évocations figuratives. Comme si ces paroles convoquaient, faisaient apparaître ces objets sur la table, à la manière d’un faisceau lumineux qui éclaire puis occulte des constructions dans la nuit.

Il est difficile de distinguer entre les outils, les meubles, les matériaux bruts, les objets à recycler, les dispositifs et les œuvres créées. L’établi voisine un secrétaire avec des plans, des livres, des papiers couverts d’écriture manuscrite (rien de numérique). C’estun espace d’élaboration où les concrétions intérieures, infinies, remettent sans cesse en question ce qui borne les territoires familiers – séparation et inséparation. C’est une salle de projection où l’artiste rapporte les ombres, les formes, les silhouettes, les vestiges, les marques, les sons, les architectures éphémères ou intemporelles, naturelles ou industrielles qu’il croise, étudie, photographie au fil de ses promenades dans le Borinage. Un Borinage qu’il décrit volontiers comme un labyrinthe qu’il n’est toujours pas fatigué d’arpenter. Cet homme raconte un labyrinthe inépuisable et un laboratoire nomade – nomade à l’échelle de son périmètre vital et de sa liberté mentale -, il rumine, transforme, développe les impressions ramenées, collectées lors de ces déambulations ou processions expérimentales. Il n’exploite pas quelques impressions récentes, apparences nouvelles. Mais des impressions accumulées, sédimentées depuis près de septante ans et qui, forcément, se croisent, bifurquent en elles-mêmes, se répètent, se recouvrent, se creusent mutuellement, s’entretissent, s’interrogent… Et, pour saisir ce qui travaille dans le terril de toutes ces impressions, terril toujours en combustion, toujours en métamorphose, pour l’exprimer au mieux, l’artiste développe une gestuelle, mentale et corporelle. Plutôt, le terril, le labyrinthe de rues et galeries lui ont transmis une gestuelle qui sont devenues techniques artistiques et narratives. Ce sont des gestes qui naissent, des gestes porteurs d’une attention et d’une histoire qui ont effacé leurs commencements. Autant de points luminescents dispersés à la manière d’un Petit Poucet. Après une obstination de plusieurs décennies (plus de cinquante ans), ils ont acquis une telle patine, un tel halo d’inexprimable que le moindre de leur mouvement soulève un discours muet sur les choses, qui ne ressemble à rien d’autre, qui se trouve réintégré aux choses et aux faits du territoire exploré, qui illumine indirectement ce qu’aucune mémoire ne peut raconter, ce que même toutes les mémoires individuelles mises bout à bout ne pourraient raconter. C’est l’âme qui se dégage de cet ensemble de maisons-jouets construites par l’artiste, un quartier résidentiel imaginaire, quelque part, probablement au centre du labyrinthe Borinage, d’où partent et convergent tous les trajets que l’artiste a tracé dans ces chemins, sentes, routes, terrains vagues, escaliers. Espace fantasmé autant que réel. Échouage fantastique de bicoques, on les dirait aussi légères que si elles étaient assemblées de bois flottés, sculptés par les vagues, les profondeurs océaniques. Cette âme ne pouvait se dégager que par la vertu du bricolage, la discipline du bricolage, parce que ces assemblages, ces colloques d’objets, ces agoras de flux hétérogènes agrégés, ces forces agglutinées comme provisoirement et aux airs de mirages sont des « tout » riches en jointures, en interstices qui laissent fuiter leur spiritualité brute et subtile, céleste, terrestre, populaire. C’est l’artiste qui a capté, canalisé et donné forme aux forces qu’il sentait sourdre de la matière et des objets, répondant à une image interne, suscitant une émotion organique, excité par une bribe d’archive, la trace recueillie, spectrale, d’un autre habitant du labyrinthe. Captant par magie les innombrables petits heimatdes habitants.

Ce quartier résidentiel rayonne sur un vaste plateau en altitude. Familier et étrange, il évoque aussi d’autres ensembles construits. Par exemple certains grands cimetières dont on parcourt les allées en ayant l’impression de se promener entre des allées de maisons. A l’intérieur de ces dernières demeures, grandiloquentes, désuètes, kitsch, les morts finissent toujours par ne plus être là. Lotissement de cénotaphes. De sépultures érigées pour des morts abstraits, absents, dont les dépouilles n’ont pas été retrouvées, par exemple des marins disparus en mer. On parle parfois alors de sépultures imaginaires où vient séjourner la part immatérielle de l’être plutôt que la dépouille organique, dégradable. Les maisons-hommages bricolées par l’artiste, ont cette dimension de monument funéraire, d’installations commémoratives. Je ne veux pas dire tristes et en deuil, mais comme tout habitat, dressées entre mort et vie, vie et mort, actives et mélancoliques. L’habitat du Borinage, déterminé par une ère industrielle où il fallait construire vite, pas cher, pas loin des charbonnages, est uniforme à l’instar des corons, des maisons de rangées, toutes sur le même moule, architecture sociale indifférenciée. Une uniformisation qui renvoie un peu au panoptique de Bentham comme si, organiser un modèle de logement aligné, concentré et anonyme, permettait de mieux surveiller une population. Puis, de l’intérieur, au fil des ans et des générations, ces maisons se différencient, dérivent sur place. Elles se multiplient aussi avec des penchants anarchiques, en contrariant la volonté d’organiser géométriquement l’implantation des vies, en glissant vers le bordel-labyrinthe. Ce sont des édifices personnels qui font oublier, par les usages singuliers que les habitants y développent, la structure normalisante décrétée par l’urbanisation d’inspiration carcérale. Des monuments de plus en plus personnels, idiosyncrasiques, nourris des mémoires individuelles et collectives qui s’y nouent et dénouent à l’intérieur, au fil des générations, suivies ou interrompues, harmonieuses ou heurtées. Ces maisons vivent et vibrent d’être le théâtre des affrontements entre poussées vers l’épanouissement personnel, terrestre et épicurien, et enfermement dans un travail abrutissant ou une inactivité destructrice. Surtout, ce sont des abris qui conservent quelque chose d’aléatoire, de fragile, ils gardent un air de famille avec les cabanes, ces lieux de fortune, construits de bric et de broc, ou institués dans les ruines d’un cabanon, d’une grange, où l’on cherche à sortir du temps, entrer en retraite, se donner du champs pour rêvasser, lire, échafauder des plans sur la comète. La «cabane à soi » comme extension cosmogonique de la « chambre à soi ». Du coup, les façades de ces maisons, ce qu’elles laissent deviner de leur structure intérieure – probablement une réplique personnalisée, sans fin, à fonds perdus, du labyrinthe-Borinage -, sont bien les pièces du puzzle d’une mémoire collective atomisée, tapie, toujours en attente d’être rassemblée, reconstituée, mais aussi et surtout, pavoisée d’éléments prosaïques, ils sont chargés de l’immémorial collectif. L’immémorial, selon le philosophe Bernard Aspe est « le temps irrémédiablement perdu, un temps qui a eu lieu et dont l’avoir-eu-lieu persiste peut-être quelque part, peut-être nulle part – en tout cas n’y avons-nous nul accès. Les membres d’un collectif doivent trouver à se rapporter à l’immémorial comme à ce qui importe au moins autant que les dispositions acquises sédimentées qui permettent la dynamique de l’enveloppe commune. L’essentiel de la mémoire collective se joue à l’endroit où elle est proprement amnésique, sans souvenirs, et où elle continue à indiquer non seulement l’oublié, mais l’effacé, ce qui est absolument hors de nous.»  Toutes ces façades écrites, peintes, sculptées, s’emploient à rendre visible, selon un art dit modeste, quelque chose de cet effacé, cet « hors de nous ». Juste des signaux lointains de tout l’englouti, retourné au vide, et qui permet de faire tenir le tout.

L’artiste, dans ses pérégrinations, recueille le reliquat du ressac des vies qui se sont débattues, épousées, transcendées ou rompues dans le Borinage. Il court les brocantes. Quand les maisons sont vidées et que s’éparpillent leur somme de souvenirs dans la circulation des biens alternatifs. Meubles, objets, photos encadrées, albums, négatifs, vêtements, breloques, livres, cette chair de vie cultivée entre les murs se retrouve sur les marchés aux puces. Tout ce qui atteste d’existences disparues et leur donnent parfois un visage, permet d’identifier des « types » de femmes, d’hommes, des allures, des dégaines, des costumes, des modes, tout ça qui construisait l’atmosphère sociale des lieux, l’esthétique des endroits de convergences, de réunions, églises, Maisons du peuple, bistrots, rues, épiceries, courtils mitoyens. Ces vestiges dotent d’identités éparses ce qui a disparu, permet de se représenter des bouts de vie, des généalogies, des strates temporelles, des itinéraires, mais cerne surtout ce qui a disparu irrémédiablement et la manière inénarrable dont ça persiste, en commun. Les chapelets d’objets attestent de points de vie précis, ancrés là et nulle part ailleurs, ensuite évanouis et se retrouvant éperdus sur un étal à tout vent, attendant le regard qui va s’accrocher, ces résurgences attestent du tissage bricolé, du tracé chimérique que chacun et chacune tente de rassembler au fil de ses jours, solitaires ou partagés, sédentaires ou nomades à l’intérieur d’un territoire où ils se promènent en croisant d’autres êtres. Ces objets de mémoire jaillissent du corps des logis comme autant d’antennes diffusant des signaux singuliers égarés et nourrissant un temps collectif, plus large. Des excroissances sensorielles. Elles font signe depuis ce « nulle part », cet « avoir-eu-lieu » inaccessible, pourtant essentiel. Les maisons de rangées sont tapissées, à l’extérieur, de cartes topographiques, système nerveux et réseau lymphatique des territoires, imprimés à même leurs murs, affichant les lieux dits qui façonnent l’imaginaire, « Carrefour de la mort », « Coron de l’amour », « La Crachoulette », Là-Dessous », « Fosse N°12 dite Noirchain ». Des pans de murs en peaux reptiliennes, en tissu damassé, en arborescences marbrées, luisantes. D’autres maisons de rangées sont découpées, individualisées, réorganisées comme des éléments de presses-livres et enserrent entre leurs volumes les strates figées de vies énigmatiques, agendas d’où débordent des billets, des lettres, des carnets de notes, livrets de mariage, journaux intimes, missels, feuilletés de photos de famille, portraits endimanchés. Certaines de ces pièces à conviction ont été embaumées, trempées dans l’or. Le toit d’une bâtisse élevée s’avère un cahier cartonné d’où ruissellent deux rubans colorés, signets désœuvrés, d’où débordent des photos, des feuillets volants, jaunis, des secrets, des confidences. Évidemment, des fils de fer jaillissent des murs et les lestent de gemmes anthracites, morceaux de houille. Pendeloques tirées des entrailles terrestres, d’où l’on vient. Certaines de ces roches sombres ont été transmuées en pépite d’or et trône à l’entrée d’un cabanon ligne clair. Les silhouettes de maisons, hybrides, s’inspirent aussi des constructions industrielles, profils de hangars, laminoirs, châssis à molette transformés en sorte d’obélisques modernes, design épuré de phalanstères ou cubes tout en longueur, aveugles, froid, moulage stylé des galeries souterraines qui constituaient la demeure principale de beaucoup de vies, ici. Leurs intrications évoquent la culture des dépendances prolifiques, des cagibis et cabanons bichonnés. De plusieurs logis s’échappent des vibrisses irrégulières portant à leur extrémité un bouton clinquant, argenté ou nacré, monnaies de singes, signalant que les existences incubées et forgées là-dedans, à partir de ces maisons, s’inventaient leurs propres valeurs, leur propre système d’échange, toujours à la recherche d’une économie du bonheur. Perchée sur une pyramide, une maisonnette martienne, voyageuse du temps, murs manuscrits et pignon vermeil, antennes vibratiles terminées par des perles oculaires sondant les moindres recoins interstellaires.

Ces maisons imaginaires attestent des multiples formes d’enracinements eux-aussi bricolés, au jour le jour, avec les moyens du bord. Elles racontent les milles et une manières de prendre possession, malgré tout, d’un bout de terre, d’un volume, d’un chez soi. Poésie de tous et toutes. Néanmoins, de ce que contiennent ou ont contenu ces formes, ces murs, ces tuiles, ces objets de mémoire, rien ne reste, rien n’est fixe, quelque chose ne cesse de passer, de déborder des maisons, de suinter et changer, s’échapper, retourner au rien, s’échanger, migrer sur place, ester immigré. « Personne sur terre n’a une maison : non seulement nous n’avons pas de possession, des choses qui nous appartiennent par nature ou par généalogie, et tout doit être négocié, fait et refait sans cesse ; mais surtout, personne sur terre ne vit dans son corps comme dans sa maison : la relation à soi n’est jamais naturelle, spontanée, ni définitive. Nous ne cessons de changer de maison, d’occuper la vie et le corps des autres. Nous ne cessons de devenir la maison et le corps des autres. Personne n’est jamais chez soi. Personne dans ce monde ne suit les usages de la maison.» ** Une métamorphose constante des formes de vie que parvient à saisir, sur le vif, les gestes de l’artiste dans son atelier et ailleurs (dans le labyrinthe, sur le marché aux puces, dans les archives à ciel ouvert), parce qu’il en est devenu dans sa chair, le sismographe, à force d’en épouser le labyrinthe et le témoin de tout ce qui se transvase de maison en maison, ses bricolages formalisant des états successifs, changeant, évolutifs, jamais stables, toujours modifiés par de nouveaux influx intérieurs et extérieurs, à vrai dire. (Pierre Hemptinne)

Le corps à corps sur du vide
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